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déjà facile à pressentir, de la cour de Rome. Ces hésitations, ces tempéramens dont il était témoin devaient ébranler dès l’abord la foi de Sainte-Beuve. Il ne pouvait trouver dans les doctrines de l’Avenir, dès qu’il essayait de les dégager des nuages où les enveloppait l’éloquence de Lamennais et de les ériger en système, ce caractère absolu, entraînant, qu’elles revêtaient en passant par la bouche du maître, durant ces longues conversations où Lamennais se promenait par la chambre en tremblant de tous ses membres et en interrompant de longs silences par d’éloquentes apostrophes. Je ne voudrais pas donner à ma pensée une forme paradoxale, mais j’oserais presque dire que, même à l’époque où Lamennais était encore catholique, Sainte-Beuve était plus orthodoxe que lui. Si les velléités religieuses de Sainte-Beuve, dont il est injuste de mettre en doute la sincérité, avaient pris à cette époque la précision d’une croyance dogmatique, il ne se serait pas arrêté dans les régions d’un catholicisme libéral et tempéré ; il aurait accepté de cette austère doctrine ce qu’elle a de plus exigeant dans la soumission, il aurait en quelque sorte couru au-devant par le même sentiment qui, au début de ses études sur Port-Royal, lui a fait accepter et admirer ce qu’il y avait de plus rigoureux et de plus contraire à la nature dans les austérités du cloître. La lecture attentive des études que Sainte-Beuve a consacrées aux écrits et à la personne de Lamennais démontre que tel fut bien le caractère de leurs relations.

Quant au fond même de la doctrine, il marque dès le début ses réserves. « Ces sortes d’adhésions (c’est de la sienne qu’il parle), pour être valables et sincères, ne doivent être manifestées que dans leur temps, et jusqu’à cet invincible éclat intérieur, on n’y saurait mettre en paroles trop de mesure, je dirai même trop de pudeur. » Mais c’est sans réserve qu’il se donne (et non pas qu’il se prête) à l’homme lui-même, et qu’il se fait gloire aux yeux du public de l’intimité où il vit avec le polémiste redoutable dont les violences et les injures, alors qu’il avait la plume à la main, déguisaient déjà la nature aimante, impressionnable et facile. Il parle avec émotion des dispositions rêveuses de Lamennais et de la tendresse secrète de son cœur. Il assiste à Juilly, dans une des chambres d’oratoriens que Malebranche avait peut-être habitée, à la lecture d’un ouvrage projeté de Lamennais. Assis au milieu d’un cercle de disciples, entre l’abbé Gerbet et celui qui devait être un jour le père Lacordaire, il s’avoue moins attentif « aux paroles du livre qu’aux accens vibrans de la voix et aux révélations de la face qu’une lumière intérieure semblait éclairer. » La vivacité du tableau que Sainte-Beuve a tracé de ces lectures de Juilly m’a fait maintes fois regretter que Lamennais, au retour de son voyage de Rome, où il avait demandé à