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dans les âmes les plus timorées et les plus pieuses, jusqu’au fond des couvens de femmes, une inviolable fidélité. Il n’était pas dans la nature de Sainte-Beuve de demeurer longtemps insensible à une attraction aussi puissante, dès qu’il aurait pénétré dans le rayon où l’action s’en faisait sentir.

Toutefois ce serait trop rapetisser les choses que de rattacher exclusivement à une relation personnelle et fortuite avec Lamennais la direction nouvelle que suivit Sainte-Beuve lorsqu’il parut se joindre au mouvement catholique et libéral. C’est le propre des révolutions que d’ébranler aussi profondément les âmes que les sociétés, et de poser à nouveau devant les esprits, dans toute leur hauteur, des problèmes qu’ils se plaisaient à croire résolus. Durant les années paisibles de la restauration, Sainte-Beuve avait pu ne chercher dans la religion qu’une source d’inspirations poétiques et un adoucissement pour des souffrances intimes ; mais la crise révolutionnaire de juillet, en remuant profondément les intelligences, en remettant en doute des solutions que dans une heure d’illusion on avait pu tenir pour acceptées, devait pousser les esprits inquiets comme le sien à demander à la religion la réponse aux questions politiques et sociales que, depuis près d’un demi-siècle, la révolution française avait soulevées sans les résoudre. Cette réponse, le petit groupe qui s’était joint à M. de Lamennais pour fonder l’Avenir croyait l’avoir trouvée. Ils sentaient que le fleuve de la démocratie ne coulait plus seulement à plein bord, comme l’avait dit à un autre moment Royer-Collard, mais qu’il débordait déjà ses rives, et que le torrent, si on ne l’endiguait, allait tout emporter. Pour contenir ce torrent, on avait essayé d’élever devant les flots montans la barrière de la royauté traditionnelle avec ses grands souvenirs. Vaine espérance ! la nation s’était montrée injuste pour la royauté ; la royauté avait mal compris la nation. Une crue nouvelle avait emporté la digue fragile, et chacun était là, sur le rivage, à en contempler les débris. Après un moment d’ivresse chez les aveugles et de stupeur chez les sages, on s’était remis à l’œuvre. Les uns s’efforçaient, avec les matériaux que le courant n’avait pas entraînés, d’élever une seconde barrière, et derrière ce fragile rempart de la royauté consentie ils se préparaient à livrer un courageux combat qui devait durer dix-huit ans, non sans profit pour leur renommée et pour le pays. Les autres, avec la mélancolique prévoyance de Tocqueville, cherchaient à mesurer l’étendue du terrain qu’il faudrait encore abandonner, et se demandaient déjà avec anxiété où s’arrêteraient les progrès de l’inondation. L’abbé de Lamennais et ses disciples entrevirent les choses d’un point de vue plus élevé et plus juste. Ils comprirent que la question religieuse serait celle qui dominerait