Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 7.djvu/296

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

saint-simoniens au moment où le caractère singulier de leur association commença d’éveiller la vigilance du gouvernement, personne n’aura de peine à l’en croire. Cela est tout à fait dans son caractère ; mais ses relations avec eux ont été plus intimes et ont marqué dans son esprit une trace moins fugitive qu’il ne lui convenait peut-être de le laisser apercevoir. Dans une lettre qui date du 5 novembre 1830, Enfantin déclarait « qu’on pouvait déjà tout à fait compter sur lui. » A supposer même que l’apôtre nourrît quelques illusions sur la ferveur de son disciple, il ne se trompait pas sur la vivacité de l’impression qu’avaient exercée sur Sainte-Beuve les prédications saint-simoniennes. Voici où était, selon moi, le point d’attenance. Il y avait chez Sainte-Beuve un fonds de nature démocratique et plébéienne qu’on découvre dès qu’on creuse un peu sous la surface polie de l’homme de lettres. Cette disposition native avait chez lui ses grands et ses petits côtés, elle lui inspirait parfois certaines impatiences mesquines contre les avantages de fait qu’au sein de la société la plus démocratique l’illustration de la naissance confère inévitablement. Dans un accès d’humeur contre un de ses futurs confrères à l’Académie, il rééditera cette injure banale : « qu’il s’est donné la peine de naître. » Mais ces boutades puériles n’empêchent pas qu’on ne trouve fréquemment chez lui un souci véritable des intérêts populaires, une préoccupation sincère et sérieuse de la condition des classes ouvrières, de leur instruction, de leur état moral. L’humanité, ce grand mot dont on a fait tant d’abus depuis que Molière l’a introduit pour la première fois sur la scène française par la bouche de don Juan, l’humanité n’était point pour lui une abstraction vide de sens. C’était une personnalité vivante dont il interrogeait avec anxiété les destinées futures. Aussi, lorsqu’il entendait les saint-simoniens professer, suivant leur célèbre formule, « que la religion doit diriger la société vers le grand but de l’amélioration morale et physique le plus rapide possible de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre, » il trouvait dans cette formule la traduction d’un instinct profond de son esprit. Il ne faut pas s’y tromper en effet : c’est en partie par le côté démocratique que Sainte-Beuve a compris plus tard l’empire et s’y est rattaché. Chez lui, c’est le saint-simonien qui s’est fait bonapartiste, et, lorsqu’il a retrouvé sur les bancs du sénat ou à la cour des Tuileries les principaux et les plus illustres de ceux qu’il avait autrefois rencontrés rue Taitbout, il a pu se dire qu’il avait bien saisi dans son esprit la doctrine du maître, puisque, du même point de départ, des chemins si divers avaient conduit la plupart de ses disciples au même point d’arrivée. A l’influence des saint-simoniens succéda bientôt sur l’esprit de