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habitans dans l’Ishikari ; il n’y en a pas 250 aujourd’hui. Une épidémie de petite vérole a tout emporté. Ce décroissement ira toujours en augmentant : reculant devant une autre race plus forte qui les méprise, devant des tentatives de progrès qui les blessent, ils se réfugient dans leurs montagnes inaccessibles, où le climat est très rigoureux, et laissent périr leurs familles. Mon hôte sans descendant mâle pourrait, suivant la coutume, adopter un gendre, mais il n’en trouvera pas, et d’ailleurs le ferait-il ? Les statistiques officielles indiquent 16,162 Aïnos dans Yézo ; tout me porte à croire qu’il faut réduire ce chiffre d’un tiers, et dans quelques années ils auront complètement disparu, comme leurs congénères d’Amérique. Dans cette lutte pour la vie au sein des races humaines, le triomphe n’est pas aux plus vaillans, il est aux plus laborieux ; l’homme de tribu, inaccessible au progrès, invariablement retenu dans les liens du passé, périt au contact des grands troupeaux humains comme les combattans isolés du moyen âge devant les lourdes masses de l’infanterie de Bouvines. Essentiellement imperfectible, le chasseur d’ours ou le pêcheur n’emprunte aux peuples modernes que ce qui flatte ses appétits grossiers, ici le saki, là l’eau de feu, et c’est ainsi que notre contact n’est pour lui qu’une cause d’avilissement et de destruction.

La science n’a encore pu rattacher les Aïnos d’une manière certaine à aucune autre race. Un anthropologiste ne laisse pas partir un ami ou même un inconnu pour le Japon sans lui demander de rapporter un crâne, qui est toujours promis et jamais envoyé. Le respect des ancêtres et des tombeaux ne s’accorde guère en ce point avec les exigences de la science. Une opinion risquée par la science allemande tendrait à considérer les aborigènes de Yézo comme une race très ancienne qui aurait survécu aux dernières révolutions du sol, et serait par conséquent notre aînée de plusieurs siècles. On a cru reconnaître que l’ours de taille colossale qu’on rencontre encore vivant en grand nombre à Yézo n’est autre que l’ours des cavernes, qu’on ne retrouve plus qu’à l’état fossile partout ailleurs. De là à supposer la conservation miraculeuse d’une race préhistorique, il n’y a qu’un pas. L’île jouerait dans cette hypothèse le rôle d’une arche de 34,000 milles carrés portant dans ses flancs les débris d’un monde ; mais bien des objections combattent cette poétique légende. La composition géologique du sol volcanique résiste à l’hypothèse d’une très haute antiquité, la parfaite similitude de l’ursus speleos et de l’ours vivant à Yézo, qui fait la base du système, a été elle-même contestée. Quant à l’étude directe des individus, elle ne donne pas de résultats plus concluans ; malgré les difficultés de l’entreprise, on possède quelques exemplaires de crânes ; j’ai pu moi-même en examiner deux, et j’ai pu