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ou quatorze ans ; c’est une jolie sauvagesse qui vous regarde avec de grands yeux limpides et se cache la tête dans les mains toutes les fois qu’on la fixe. La mère au contraire porte les signes de cette décrépitude précoce dont la maternité frappe les femmes dans tout l’Orient ; ridée, courbée, grisonnante, amaigrie, elle semble la personnification de la vieille souffrance humaine. Il ne faut pas songer à leur tirer une parole à l’une ou à l’autre ; si les hommes comprennent le japonais, les femmes n’en savent pas un mot, et d’ailleurs elles n’osent s’adresser à un étranger. Elles n’ont pas répondu à mon geste de salut en entrant, et ne font même pas attention à l’arrivée de deux Japonais qui viennent m’offrir leurs services et leur pirogue polir le lendemain. Je n’ai encore vu nulle part l’infériorité du sexe aussi accentuée ; ce ne sont évidemment que les esclaves respectueuses et soumises d’un maître. Elles parlent entre elles dans une langue à peine articulée, où l’oreille ne distingue que des voyelles, Ce qui frappe surtout, c’est la douceur remarquable de leur voix ; il en est de même de mon hôte. Ayant je ne sais quel reproche à faire à sa moitié, il s’adresse à elle d’un air vivement contrarié avec une petite voix de tête et sans geste. Sa grande occupation est de fumer une pipe un peu plus grande que celle des Japonais, où il essaie sans beaucoup de succès une pincée de mon tabac, qu’il trouve trop fort. Yoy-tari-buro, c’est le nom de mon hôte, est, paraît-il, un des personnages les plus importans de l’endroit ; ses ancêtres lui ont légué un attirail de chasse plus considérable que d’ordinaire, M’étonnant de ne pas voir chez lui de fusil à mèche ou même une de ces carabines de rebut qui parviennent jusqu’ici, j’apprends qu’il a prêté son arme, parce que, perclus de rhumatismes, il ne peut plus aller à la chasse et rester à l’affût pendant des nuits glacées. « Mais n’avez-vous pas un fils pour vous remplacer ? » A cette question, l’homme détourne la tête brusquement vers le mur et reste silencieux ; j’ai réveillé maladroitement quelque pénible souvenir. Le lendemain, en voyant près de la hutte quelques piquets ornés de guirlandes de papier et la terre fraîchement remuée, j’ai compris le silence de la veille, et comment il s’était trouvé une banquette pour l’étranger dans l’étroite demeure. Mes questions semblent du reste l’importuner ; lui-même n’en fait aucune. En vrai sauvage, il a un dédain suprême pour toute notre civilisation, et je l’étonnerais assurément beaucoup en lui laissant voir que sa demeure manque de confort à mes yeux, J’aime la simplicité sans embarras avec laquelle il me l’offre ; il semble dire : Voilà ce qu’il nous faut à nous ; si cela vous suffit, partageons ; sinon, que venez-vous faire ? J’évite ainsi, sans trop de peine, de participer au souper, qui depuis une heure mitonne