Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 7.djvu/203

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

direction, qui était du sud au nord, j’oblique à l’ouest et j’abandonne la Baie du Volcan, baignée encore par les eaux du Pacifique, pour gagner la mer du Japon, en traversant les montagnes qui forment la ligne de partage des eaux. Nous suivons d’abord une plaine marécageuse où le sentier passe et repasse à gué la rivière dont j’ai parlé plus haut ; on voit les bois coupés dans la montagne flotter à cru et des Aïnos montés sur des pirogues étroites les pousser dans le courant ; puis le marécage envahit le chemin même ou ce qu’en l’absence d’un terme plus exact il faut bien désigner sous ce nom. On avance au milieu de fondrières où les chevaux manquent à chaque instant de s’abattre dans trois pieds de boue. Le cavalier lui-même en a jusqu’à la cheville, et les éclaboussures lui souillent le visage. J’ai vu de bien mauvaises routes au Japon, mais celle-ci l’emporte sur toutes ; deux cavaliers ne peuvent s’y croiser, et à chaque rencontre il faut que l’un des deux prenne le parti d’entrer dans l’impénétrable taillis qui borde la voie. Par intervalles, on a essayé de jeter quelques madriers dans les ornières trop profondes ; mais, détériorés par les pieds des chevaux, à demi rompus, épars sur le chemin, ces tronçons gênent plus qu’ils ne servent. Un énorme tronc d’arbre s’est abattu en travers du passage, nul n’a songé à le retirer, et pour pouvoir passer je suis forcé, après être descendu, de faire sauter mon cheval. Pendant cette difficile opération, un cheval portant les bagages a trouvé bon de se décharger de son fardeau, et tout a roulé avec lui dans la fange. Il y a cependant plusieurs semaines qu’il n’a plu ; aussi en hiver et à la fonte des neiges le passage est impraticable. Et voilà la seule route qui unisse les deux mers à travers l’île ; encore est-on heureux d’en trouver de semblables. Pour aller visiter une mine qui est à 6 lieues du rivage, il n’a pas fallu moins de trois jours. On ne pouvait marcher que la hache à la main, ou dans le lit des rivières trop basses et trop rapides pour porter une embarcation. On conçoit quelles richesses inconnues restent ainsi enfouies faute de communications. Les arbres de la forêt pourrissent et meurent sur place sans être coupés ; comment les emporter ? D’ailleurs la végétation s’épuise par ses propres excès ; les hautes futaies de chênes et de peupliers disputent le soleil aux lianes, aux ciguës gigantesques, aux ombellifères, qui elles-mêmes leur disputent la sève. On est en pleine forêt vierge ; si on l’oubliait, une population d’insectes se chargerait de vous le rappeler. Des mouches de toutes couleurs et de toutes formes, rouges, jaunes, vertes, noires, s’attaquent aux chevaux, dont le cou dégoutte de sang ; plus d’une vient se poser sur les mains ou pique à travers les vêtemens en laissant sa trace sanglante. Parti à l’heure, j’arrive à la nuit à Karamatsumaï, seule halte dans la forêt, où est