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travers les siècles. Les cabanes sont divisées en deux pièces, dont l’une sert d’entrée, tandis que l’autre représente à la fois la chambre à coucher, le réfectoire, la cuisine et l’atelier ; elles semblent un peu moins misérables à l’intérieur qu’au dehors, mais on a peine à comprendre que des êtres humains bravent un hiver rigoureux sous de pareils abris. Je renonce à faire l’inventaire de tous les ustensiles qui peuplent ces sombres réduits ; mes yeux s’arrêtent plus volontiers sur les habitans. Leur accueil bienveillant contraste agréablement avec la morgue et l’attitude de plus en plus maussade de leurs voisins les Japonais. Ils nous saluent d’un geste compliqué qui consiste à se passer les deux mains sur le visage et la barbe, puis à les relever en décrivant un oméga (ω) et à les présenter renversées verticalement la paume en dedans. Quelques-uns murmurent en même temps le mot kamisama (Dieu, génie bienfaisant). Ils aiment beaucoup les Européens, dont ils sont, disent-ils, des frères éloignés, tandis qu’ils ne reconnaissent aucune parenté avec leurs anciens vainqueurs. Leur couleur proteste cependant contre cette assimilation : ils sont franchement rouges, d’une teinte cuivrée, aussi différente de celle du Malais que de celle du Japonais ou du blanc. Ils ont les cheveux légèrement crépus, très longs et incultes, et laissent pousser toute leur barbe ; j’ai entendu des gens compétens les comparer aux mougicks de Russie et aussi aux Peaux-Rouges d’Amérique, dont ils se rapprocheraient par bien d’autres côtés. Les hommes sont généralement bien faits, vigoureux ; leurs grands yeux francs, leur physionomie douce, leurs traits réguliers, leurs lèvres épaisses, en feraient une très belle race sans le front bas et les cheveux pendans sur le visage qui révèlent l’infériorité du sang. Quant aux femmes, elles sont jusqu’à la puberté remarquablement jolies. Leur regard, voilé derrière de longs cils, a quelque chose d’interrogateur et d’effarouché comme celui des gazelles. Pieds nus, vêtues comme les hommes d’une robe unique d’écorce d’arbre, les bras tatoués, les oreilles ornées de pendans d’étoffe rouge, elles croient ajouter beaucoup à leur beauté en remplaçant la moustache, qui leur manque, par une enluminure de même forme peinte au-dessus de la lèvre avec une sorte d’ocre. Plus beaux encore sont les enfans, tête rasée, courant tout nus sur.. le sable et vous regardant de leurs grands yeux étonnés, un doigt sur les lèvres. L’enfance a partout les mêmes grâces, et la naïveté de ces petits sauvages muets n’a pas moins de charme que le babil précoce de nos babies. Qui sait d’ailleurs ce que l’éducation pourrait en faire ?

Il faut à Urap quitter mon aimable compagnon de route, retenu par les charmes de la pêche ou plutôt de la chasse au saumon dans