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transversales qui donnent à tout chemin japonais l’aspect d’un champ couvert de sillons réguliers. Il faut toute la confiance qu’inspirent les jambes courtes de nos montures pour les lancer au trot sur cette surface inégale. Malheur à l’imprudent qui, ayant négligé de se munir d’une selle européenne, affronterait ces secousses sur un bât ou sur une selle de bois !

Après avoir parcouru une plaine inculte qui s’étend au bord de la baie, nous traversons Nanaï, où le kayetakushi a installé une ferme modèle. Nous apercevons des Japonais qui essaient de manier un lourd boyau traîné par un cheval ; tout cela dépend du kayetakushi. A qui ces chevaux américains ? Au kayetakushi. Qui a mis là ces porcs à l’engrais ? qui a planté cette pépinière de sapins ? qui a posé ce fil télégraphique le long de cette route où ne peuvent circuler les voitures ? Toujours le kayetakushi. On ne tarde pas à se dire qu’il joue ici le même rôle que le marquis de Carabas dans le conte populaire. Je réserve mon appréciation sur les mérites de cette institution jusqu’au moment où j’aurai vu la capitale nouvelle qu’elle a érigée presqu’au centre de cette contrée, à 185 milles d’Hakodaté.

Tôgé-no-shita ou le Pied du col est la sentinelle qui garde le premier défilé des montagnes. On pénètre dans une gorge boisée dont l’aspect diffère sensiblement du paysage de Nippon, On n’y voit plus le matsu et le sugni, ni les conifères, hôtes ordinaires des montagnes ; on rencontre encore le hêtre, le bouleau, le tremble, le châtaignier et surtout une abondance considérable de mûriers sauvages qui courent le long de la route, et dont les baies rouges font venir l’eau à la bouche. Les montagnes sont généralement peu élevées. En moins d’une heure, on peut en gagner le sommet, d’où la vue embrasse vers le sud Hakodaté, tant au pied de sa colline baignée de trois côtés par la mer, comme un crustacé sur son rocher, la rade, peuplée de voiles, et le promontoire qui précède Matsumaï, l’ancienne capitale. Devant soi, au nord, on voit à droite et à gauche de la route deux lacs couverts d’îlots verdoyans dont le plus grand, Genzainoumma, communique avec la mer par un petit cours d’eau débouchant sur la Baie du Volcan (ainsi la nomment les géographes). Au-delà se dresse le volcan de Komagataké, que j’avais admiré la veille et qu’aujourd’hui je laisse derrière moi, comptant bien le voir au retour. La forêt s’étend de toutes parts, sombre et ondoyante. La route, faite de lave et de pierre ponce pilée, se prête aux rapides allures ; pas un village, à peine quelques maisons de thé peu confortables, quoique propres, et de loin en loin un mango, — homme de peine, — trottinant sur sa bête et suivi de deux ou trois autres, attachées par leur longe au bât les unes des autres. Ayant midi, nous sommes à Mori, à onze ris et demi d’Hakodaté.