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années, l’idée vint au gouvernement d’en confier la colonisation à un général américain.

Il semble que nous avons changé de climat quand le matin du 14 notre steamer entre dans l’étroit goulet au fond duquel est situé Hakodaté. Au lieu des hautes montagnes du Nambu, qu’hier on apercevait dominant les falaises de la côte, nous voguons entre des collines basses, aux croupes arrondies et dénudées qui donnent aux environs du port un aspect singulièrement triste. Au loin dans l’intérieur, on voit se dessiner la crête aiguë d’un volcan que le soleil levant dore d’un reflet pourpre ; tout près de nous, un faubourg serpente le long de la côte ; enfin au détour d’un promontoire gardé par une batterie, voici la ville. L’œil est péniblement surpris quand, au lieu de voir un settlement bâti comme Yokohama ou Hiogo, dans ce style interlope qu’on appelle européen en Asie, et qui pourrait sans peine passer pour asiatique en Europe, il n’aperçoit qu’un grand village de bois, aux toitures basses, où s’élèvent de loin en loin quelques habitations un peu plus grandes, peintes de bariolages de mauvais goût. Ici point de murailles imitant la pierre, point de terrasses descendant sur une pelouse. Les maisons les moins laides sont surmontées de toits couverts de terre et plantés d’herbe, afin de remplacer les tuiles, qui manquent. La ville est bâtie sur le penchant d’une colline escarpée, de sorte que, si les rues parallèles percées à mi-côte sont larges et bien ouvertes, les rues transversales qui les rejoignent sont autant d’escaliers. Aussi n’y voit-on pas une voiture, et ne se sert-on guère du petit véhicule roulant appelé djimikichia.

Une triste nouvelle ne tarde pas à m’arracher à ces premières impressions : deux jours auparavant, un samouraï, venu d’Akita, résolu à tuer le premier Européen qu’il rencontrerait, a en plein jour assassiné le consul allemand, M. Haber. On conçoit quelle consternation un pareil attentat jette parmi un groupe de quinze ou vingt Européens dont chacun ne peut s’empêcher de calculer mentalement combien il avait de chances pour être lui-même victime[1]. La population japonaise elle-même n’est guère moins émue ; les aubergistes ne veulent plus recevoir personne, de peur de donner l’hospitalité à un complice. Les deux premiers à qui je m’adresse me supplient très poliment de leur éviter ce désagrément. Je prends le parti d’aller me faire reconnaître par le

  1. On se flattait que l’ère des violences fanatiques était close depuis longtemps. Une enquête faite en présence du secrétaire-interprète de la légation allemande a montré du reste que le coupable avait agi sans aucune excitation étrangère et sous l’empire d’une sorte de folie. Condamné à mort, il a été décapité le 27 septembre dernier.