Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 7.djvu/191

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’ont jamais eu d’attache directe avec le pouvoir, les anciennes influences demeurent, les vieilles rancunes subsistent, inertes peut-être pour longtemps, mais non pas adoucies, et se traduisant par une mauvaise volonté invincible à l’égard de toutes les réformes entreprises par le gouvernement central. Celui-ci du reste ne se pique pas de les faire adopter du premier coup, et se préoccupe beaucoup plus de se donner les dehors de la civilisation dans quelques ports ouverts que d’en répandre uniformément les réels bienfaits.

Il a fallu passer trois jours à Sabusawa, attendant d’heure en heure le départ toujours annoncé, toujours retardé, du Kwaî-djin-maru ; mais je n’ai pas manqué de distractions dans la maisonnette où ma bonne étoile m’avait conduit, faute de place à l’auberge. Le propriétaire tient un établissement de bains, où j’ai eu le plaisir de voir, en quarante-huit heures, défiler par deux fois toute la population. Vers deux heures, au moment où l’eau commence à être suffisamment chaude, c’est-à-dire quand il est impossible à un Européen d’y tenir la main, les jeunes filles bien posées arrivent les premières, procèdent sans aucun embarras à tous les détails d’une toilette intime et consciencieuse, se plongent pour terminer pendant quelques minutes dans la piscine, se rajustent sans trop de hâte, puis viennent s’accroupir autour du feu entretenu par mon hôtesse, où elles entament, en fumant la pipe, un interminable babillage, car la maison de bains est en même temps un casino. Un peu plus tard viennent les vieillards des deux sexes, dont la journée est terminée avant la nuit à cause de leur âge ; le soir, il y a foule ; ce sont les pêcheurs, les hommes de peine, les artisans, les servantes, les femmes occupées le reste du jour chez elles ou aux champs. Tout ce monde se connaît, cause, rit, se jette de l’eau bouillante en manière de plaisanterie.

Ce que nous appelons confort n’a au Japon d’équivalent ni dans la langue ni dans les mœurs ; on y rencontre le luxe chez les grands, la prodigalité presque chez tout le monde, mais ni petits ni grands ne font le moindre effort pour s’entourer de ces mille commodités sans lesquelles il n’y a pour nous ni bien-être physique ni véritable liberté d’esprit. Dans le petit port où je suis resté quelques jours, il était impossible de trouver un seul des mets, je dis des plus communs, qui composent la cuisine japonaise. L’idée ne vient à personne de les joindre de temps en temps au riz traditionnel, pas plus que de fermer passage en hiver à un courant d’air glacial ou de chasser dans un âtre la fumée qui offusque les yeux. En revanche, une grande ville, comme Sendaï, est toujours pleine de gens qui s’amusent, festoient, font tapage. Ce sont les modestes