Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 7.djvu/187

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Une jeune fille s’est installée d’autorité à côté de moi pendant que je déjeunais, et m’a assailli en anglais de questions plus indiscrètes les unes que les autres. Par un singulier contraste avec ses allures modernes, la ville a conservé des anciens jours une trace qu’on ne retrouve plus guère aujourd’hui. J’ai parlé ici de ces étranges lieux de repos préparés jadis le long des routes pour faire oublier au voyageur au milieu de distractions équivoques les ennuis d’une longue tournée : encore aujourd’hui il n’y a pas à Sendaï d’autre auberge, et c’est au milieu des tambourins et des défis que se lancent deux jeunes libertins déjà ivres qu’il faut songer à dormir après une nuit passée à cheval.

A mesure qu’on s’éloigne du carrefour, la vie semble se retirer ; les maisons tombent en ruines, les clôtures gisent à terre ; l’herbe pousse dans les chemins, et les longues rues de l’ancien quartier officiel semblent dépourvues d’habitans et de propriétaires. Sendaï est comme une fille déchue dont la population aurait brusquement émigré ; cette déchéance date de la guerre civile de 1868 qui a sévi dans cette province : les partisans du taïcoun y furent vaincus par les réguliers, et le gouvernement vainqueur ne s’est point hâté de panser les plaies de la cité rebelle. Il y a envoyé un bataillon d’infanterie, et, tandis que la vieille forteresse féodale tombait en ruines, on a bâti à sa porte deux vastes casernes. Au demeurant, ce riche marché des soies d’Oshiu, bâti dans une plaine à quelque distance des montagnes, sans industrie locale, sans physionomie propre, mérite qu’on y passe et non qu’on y séjourne.

Revenu au bord de la mer, j’ai voulu gagner le fond de la baie en canot. La fragilité de l’esquif sur lequel il faut s’embarquer provoque bien quelques observations de ma part : les bateliers, ne voulant pas laisser échapper leur proie, m’assurent que la traversée ne se fait jamais autrement, et deux heures de navigation charmante à travers les îles semblent leur donner raison ; mais à peine avons-nous doublé la dernière que le vent se met à souffler, la mer à grossir ; la voile de paille tombe à l’eau, et mes hommes se déclarent incapables d’atteindre Ishi-no-maki à la godille. Ils n’ont pas beaucoup de peine à me persuader de gagner l’île la plus voisine et le petit port de Sabusawa.

Guéri par l’expérience, je me flattais d’affréter une de ces grandes jonques qui étaient à l’ancre attendant un chargement de riz pour le sud, — l’occasion de gagner en quelques heures le prix d’un voyage devait être un appât séduisant ; mais je comptais sans l’esprit de routine professionnelle. Consacrer à une partie de promenade une jonque de commerce paraît tout simplement au patron une plaisanterie déplacée ; j’ai beau appuyer ma proposition des offres les