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donner accès aux gros navires, ni protéger les petits contre les typhons. La chaloupe à vapeur qui faisait le service de Yokohama à Yeddo avant la construction du chemin de fer s’y est plus d’une fois embourbée ; le moindre coup de vent empêche les chalands de circuler et les chargemens de se faire : aussi tout le commerce européen s’est-il concentré à Yokohama, tandis que les jonques plates qui font le cabotage indigène préfèrent entrer dans les canaux de Yeddo, où elles viennent se charger aux pieds mêmes des godons. En ce moment même, elles arrivent du large vent arrière, innombrables, rapides, élégantes, mêlées aux bateaux de pêche et profitant comme eux de la marée montante.

Nous voyons de loin en passant Yokohama, Treaty-Point, et, doublant vers neuf heures le Cap Méla, nous entrons dans le Pacifique. Il nous reste à faire 100 lieues au nord pour gagner la baie de Sendaï. Par bonheur, le grand Océan, si fertile en naufrages sur ces côtes, justifie cette fois le nom qu’il a reçu de Magellan. La navigation n’offre d’autres émotions que la vue des marsouins et des mouettes qui jouent en grand nombre autour de nous et le spectacle de la côte que nous ne perdons guère de vue. Nous longeons la province d’Awa, celles de Kadzusa et d’Oshiu ; des falaises de moyenne hauteur bordent le rivage ; au-delà on distingue de hautes montagnes, Tsukuba-san, Nikko-san, ces grands jalons qui marquent la route du nord. Voici Inaboye-saki, la pointe inhospitalière où vient déboucher le Tonégawa. Il a fallu y construire un phare pour éloigner les navigateurs de ces parages semés d’écueils.

Décidément l’agent a eu raison de ne pas me donner une réponse compromettante : voici notre troisième jour de navigation, il est cinq heures, on ne distingue pas encore le port d’arrivée, et le temps, couvert depuis le matin, devient tout à coup menaçant. L’horizon disparaît sous de gros nuages noirs qui ne tardent pas à éclater ; la nuit nous prend, tandis que l’on cherche à l’aventure la côte, que rien n’éclaire. C’est alors que le capitaine paraît, regarde autour de lui d’un air capable, interroge la boussole et nous mène piquer une tête droit sur l’île de Tashiro, à 15 lieues du port où nous devions entrer. Il se trouve là fort à propos une petite anse où nous jetons l’ancre en attendant le jour et le calme. Le jour vient, mais point le calme. À travers des rafales de pluie et de vent, on voit l’océan moutonner au large et se briser sur les îlots qui nous entourent. Un petit village de pêcheurs sommeille, portes closes, à quelques encablures de notre navire. Combien de temps cela va-t-il durer ? C’est la question que je me pose en arpentant le pont, dont je suis devenu l’unique occupant, tout l’équipage étant plongé dans le sommeil à l’entre-pont, et mes deux compagnons du