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gommier bleu de la Tasmanie. Seul entre ses nombreux congénères, il a vraiment pris pied en Europe, en Asie, en Afrique, en Amérique, partout où la culture de cette plante est compatible avec le climat. C’est le rare exemple d’un arbre vraiment australien devenu citoyen du monde de par le droit de l’utilité et de la beauté. Déshéritée du côté de la faune indigène et privée d’arbres à fruits, longtemps déserte ou nourrissant avec peine quelques misérables habitans, l’Australie, entrée il y a moins d’un siècle dans le courant de la civilisation générale, s’est peuplée de nos céréales, de nos fruits, surtout de nos animaux domestiques : elle nous envoie déjà avec son or les laines, la viande des moutons, des bœufs d’Europe nourris dans ses immenses pâturages ; elle a rempli nos orangeries de ses plantes bizarres à fleurs brillantes. Aujourd’hui sa flore tout entière semble vouloir se faire de l’Algérie et de la région méditerranéenne de l’oranger une seconde patrie ; mais au-dessus de ces légions d’arbustes qui lui forment en quelque sorte cortège, l’eucalyptus se dresse et s’élance avec une puissance souveraine. Tout jeune, le bel arbre bleu[1] est un type achevé d’élégance ; à peine adulte, il représente la force, il marque une nouvelle, étape dans ce mouvement de progrès qui répand sur le monde entier les richesses longtemps confinées en des régions isolées. L’homme, ce roseau pensant, est décidément quelque chose dans sa demeure, puisque la nature lui livre peu à peu pour sa jouissance ou ses besoins les êtres qu’elle semblait n’avoir créés que pour eux-mêmes, pour le désert, pour l’existence libre et sauvage : nous les faisons nôtres en leur ouvrant par la culture la voie des migrations et des destinées inattendues ; chaque conquête de ce genre est un pas vers la domination pacifique du monde par l’humanité.


J.-E. PLANCHON.

  1. La couleur bleu glauque de l’eucalyptus frappe tellement les yeux que, lorsque dans l’hiver de 1862-1863 on rentra en orangerie le remarquable exemplaire du square du Temple, les habitans des quartiers qui en avaient joui tout l’été réclamaient leur « bel arbre bleu. » Le premier sujet que les Parisiens aient pu voir en dehors des orangeries fut mis en pleine terre à la Muette en mai 1861, et poussa merveilleusement jusqu’aux premiers jours d’octobre, où il mesurait 4m,20, s’étant allongé de 3 centimètres par jour dans le courant de septembre.