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et à nous convaincre une fois de plus que toute poésie vraie découle de la même source : l’homme, ses passions et ses souffrances. Oui, tant qu’au début de la vie l’amour fera battre notre cœur, tant que la nature étalera devant nos yeux la mélancolie de sa splendeur, tant que la mort sera le terme obscur de notre destinée, aucun de ceux qui voudront remonter jusqu’à cette source immortelle et féconde n’en reviendra les lèvres desséchées. Sainte-Beuve nous a montré que ces poètes oubliés du XVIe siècle avaient su y puiser autrefois, et par là il leur a rendu un beaucoup plus grand service que celui qu’il a cru rendre aux poètes romantiques en les rattachant à l’école de Ronsard.

En même temps qu’il remplissait cet office généalogique, Sainte-Beuve continuait à rompre des lances dans la presse périodique pour le compte de ses amis littéraires. Pour envisager la question sous toutes ses faces, il commençait sur nos anciens poètes classiques une série d’études qu’il insérait dans la Revue de Paris, et qui forment aujourd’hui une partie du tome Ier des Portraits littéraires. Sainte-Beuve s’est tellement surpassé lui-même dans ce genre, qu’à les lire aujourd’hui, ces essais paraissent un peu pâles, mais cette pâleur même en faisait alors l’originalité par le contraste avec les injurieux dédains qu’on prodiguait aux classiques. Ce qui, au milieu des polémiques littéraires d’alors, marque en effet le ton de Sainte-Beuve lorsqu’il parle des anciens poètes, c’est sa parfaite modération. Il est déjà trop avisé pour se brouiller avec d’aussi grands personnages que Corneille, Racine et même Boileau. Il répéterait volontiers avec Voltaire : « Ne disons pas de mal de Nicolas, cela porte malheur. » L’article qu’il publia dans la Revue de Paris, sur Boileau avec le titre de Littérature ancienne fit cependant scandale. Les classiques avaient l’humeur susceptible, et il n’en fallut pas davantage pour qu’ils vissent dans cette dénomination un outrage prémédité à l’adresse de Boileau. Ce qui aurait dû cependant les rendre plus indulgens pour Sainte-Beuve, c’est la réserve soigneusement gardée par lui sur la révolution que les romantiques avaient entreprise à la scène. Tandis qu’il n’hésita jamais à se compromettre avec eux vis-à-vis du public en annonçant avec enthousiasme l’apparition de leurs œuvres lyriques, il se garda de toute solidarité dans leurs aventures théâtrales. Les brutalités qui signalaient les premières représentations d’Hernani devaient singulièrement lui répugner. D’ailleurs il n’était pas homme à se laisser induire en erreur par des succès retentissans, et on peut assurer que tout le fracas causé par les premiers drames de Victor Hugo ne l’empêcha pas de discerner la vanité de cette tentative de rénovation dramatique. Combien en effet il reste peu de chose, au répertoire des gens de goût, des pièces romantiques ! Qu’est-ce que