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heure. La passion que je n’avais qu’entrevue et désirée, je l’ai sentie : elle dure, elle est fixée, et cela a jeté dans ma vie bien des. nécessités, des amertumes mêlées de douceurs et un devoir de sacrifice qui aura son bon côté, mais qui coûte bien à notre nature. »

Restons toutefois dans la mesure et dans la vérité. Ce serait trop idéaliser Sainte-Beuve que de le croire dominé par un sentiment profond, par une de ces nobles passions de poète telles que Béatrix, Laure et, si l’on veut se prêter un peu à l’illusion, Elvire, en ont inspiré. Sainte-Beuve a fait dans sa vie une très large place aux femmes et à tous les sentimens qu’elles inspirent ; mais il a ouvert le sanctuaire de son cœur à plus d’une divinité, et les moins pures ne sont point celles qui en ont trouvé l’accès le plus difficile. Sur ce point délicat, j’aime mieux laisser la parole à un homme d’esprit, mort aujourd’hui, qui a bien voulu s’entretenir souvent avec moi de Sainte-Beuve. Voici à peu près comme il s’exprimait : « Sainte-Beuve était de complexion amoureuse, mais pour son malheur il était laid, et d’une laideur que les femmes ne pardonnent pas. Aussi n’a-t-il jamais ou presque jamais réussi dans ses prétentions. « Les femmes, disait-il avec amertume, m’offrent toujours leur amitié. » De là une rancune secrète contre les hommes dont les entreprises romanesques ont été plus heureuses que les siennes, rancune qui s’est trahie plus tard par ses jugemens sévères sur les grands hommes à bonne fortune de notre temps, sur Chateaubriand entre autres. En un mot, il y avait lutte et contradiction chez Sainte-Beuve entre l’esprit et le tempérament. L’esprit était raffiné, subtil, enclin aux choses élevées ; le tempérament était grossier et parlait haut. Jusque vers un certain âge, il tente une conciliation et dans sa vie et dans ses œuvres. De là ses nobles passions, de là aussi ses poésies et ses romans, où la sensualité se mêle au mysticisme. Plus tard, il reconnaît que la conciliation est impossible, et le divorce s’opère. L’esprit se raffine de plus en plus, et les œuvres s’épurent ; mais le corps ne perd rien de ses exigences et de ses droits. »

Revenons à cette période de vive intimité morale et littéraire à laquelle Sainte-Beuve a lui-même assigné dans cette vivacité première une durée de trois ans. Cette intimité eut pour résultat de rendre moins étroites les relations de Sainte-Beuve avec ceux qu’il se plaisait auparavant à appeler ses maîtres du Globe, « vraiment maîtres, disait-il plus tard malicieusement, en fait d’histoire ou de philosophie, mais point du tout en matière d’élégie. » Meilleures et plus pénétrantes étaient en effet les leçons qu’il pouvait recevoir auprès de Victor Hugo, dans la familiarité duquel il s’insinua peu à peu, au point de venir chez lui tous les jours. Il fut admis aux