Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 7.djvu/134

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de la vie, les plus belles, dit-on souvent, furent un temps difficile à franchir pour Sainte-Beuve. Il a un peu exagéré les embarras de sa situation lorsque, dans la préface de Joseph Delorme, il s’est représenté lui-même atteint d’une infirmité mortelle, dans un galetas, au cinquième, éprouvé par le froid et la faim. Sainte-Beuve n’a jamais souffert de la faim ni du froid, et il avait une santé aussi robuste que la mode du jour le permettait à un jeune homme de son âge ; mais ses ressources étaient minimes, et il était obligé de veiller de près à ses moindres dépenses. Quelques années plus tard, alors que ses premiers livres avaient déjà vu le jour, il écrivait encore à un ami de collège : « J’irai te voir un dimanche, en mars, quand j’aurai reçu le billet qui échoit à cette époque, et que vingt-quatre francs de plus ou de moins ne seront rien dans mon gousset. » Cette pauvreté, gaîment et dignement supportée, se prolongea longtemps dans la vie de Sainte-Beuve. C’est son côté le plus honorable, et il est juste de le faire ressortir au début. S’il avait suivi les conseils de sa mère et persévéré jusqu’au bout dans la carrière médicale, je doute que ses émolumens eussent suffi à le tirer d’embarras. Fort heureusement pour lui, des amis éclairés qui avaient deviné sa vocation mieux que lui-même lui tendirent la main et l’aidèrent à sortir de l’impasse où il s’était engagé.

Sainte-Beuve avait eu pour professeur de rhétorique M. Dubois. Destitué par l’ombrageuse susceptibilité du ministère de l’instruction publique, M. Dubois fonda le Globe en 1824 et appela immédiatement Sainte-Beuve à faire partie de la rédaction. Durant trois années, de 1824 à 1827, il n’y écrivit que de courts articles signés S. B. qu’on vient tout récemment de réunir en volume. Suivant ses propres expressions, « il n’est pas encore officier supérieur, il apprend son métier. » Assurément l’école était bonne, et les maîtres étaient dignes d’un tel écolier. Ce fut là que Sainte-Beuve apprit à connaître et aimer M. Jouffroy, vis-à-vis duquel il ne s’est jamais départi de la bienveillance équitable que les autres philosophes spiritualistes n’ont pas toujours rencontrée chez lui. Ce fut là qu’il entra en relations avec M. de Rémusat, M. Vitet, M. Duvergier de Hauranne, M. Duchâtel, M. Ampère, M. Mérimée, pour ne citer que les plus éminens parmi les rédacteurs ordinaires du Globe, et en laissant de côté ce que Sainte-Beuve appelait le trio glorieux de la Sorbonne, MM. Guizot, Cousin et Villemain, qui honoraient cependant le Globe de leur patronage intellectuel, et parfois, bien qu’à de rares intervalles, de leur collaboration. On imagine aisément ce qui se dépensait chaque jour d’esprit dans les étroits bureaux du journal de la rue Saint-Benoît. On peut encore aujourd’hui constater, en feuilletant un recueil du Globe, ce que quatre petites pages, publiées trois fois par semaine, mettaient d’idées nouvelles en