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il n’a considéré le corps comme une guenille. La philosophie du bonhomme Chrysale était sur ce point la sienne, mais relevée et comme ennoblie par la finesse de l’esprit, qui lui faisait considérer « la bonne chère, le goût et le choix qu’on y porte, comme un signe de la délicatesse au moral. » Cet instinct si prononcé dut être singulièrement fortifié par les travaux physiologiques auxquels il se livra durant quelques années au sortir du collège. Ses études littéraires avaient été très brillantes, il avait remporté au grand concours un prix d’histoire et un prix de vers latins. Cependant il se croyait, à tort ou à raison, une aptitude particulière pour les sciences positives, et il s’adonna au sortir du collège à la médecine. Pendant trois ans, de 1824 à 1827, il suivit les cours de l’école ; il fit même une année d’externat à l’hôpital Saint-Louis. Sainte-Beuve revenait souvent avec complaisance sur ces souvenirs, et il tirait vanité d’avoir ceint le tablier d’un interne pour accompagner Dupuytren dans une visite à travers les salles. Ces études de physiologie pratique durent frapper vivement un esprit disposé comme l’était celui de Sainte-Beuve. Nul doute que dès cette époque, penché sur la table de dissection, il n’ait cherché à surprendre dans leurs secrets les relations de l’âme avec le corps, et que sa pensée aventureuse n’ait erré sur les limites indécises qui séparent le monde visible du monde invisible.

Ce n’est pas seulement l’éveil de la réflexion philosophique qu’il est intéressant de saisir chez Sainte-Beuve durant cette période d’études médicales, c’est peut-être aussi le germe et la conception première de la méthode qu’il a inaugurée dans la critique littéraire. Personne, dans ses jugemens, n’a étudié avec une sagacité plus attentive l’influence mystérieuse des phénomènes matériels sur les phénomènes intérieurs. Personne ne s’est attaché avec autant de soin à faire ressortir l’action du tempérament sur l’esprit, de la nature physique sur la nature morale. Et d’ailleurs la critique, telle qu’à la fin de sa vie il l’avait comprise et développée, n’a-t-elle pas été définie par lui « un véritable cours de physiologie morale ? » N’a-t-il pas disséqué les morts et même les vivans ? Sans doute, à cette date, les procédés de sa méthode future germaient confusément dans son esprit, que la curiosité littéraire avait envahi déjà. Souvent ainsi le génie furtif grandit en se fortifiant à l’insu de celui qu’il habite, et l’homme fait s’étonne un jour de moissonner les fruits qu’a semés pour lui sa jeunesse inconsciente.


II

Bien que Mme Sainte-Beuve fût venue s’établir auprès de son fils pour partager avec lui ses faibles ressources, ces premières années