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rappellent d’y avoir vu « sa grosse tête rousse. » M. Morand, qui paraît minutieusement renseigné, affirme même qu’à l’âge de seize ans il se confessa une fois à un religieux, l’abbé Dufour. Quoi qu’il en soit de ce dernier détail, il est impossible de méconnaître que le point de départ philosophique et religieux de Sainte-Beuve n’est point ce qu’on avait assez naturellement supposé. On comprend mieux qu’à une certaine époque de sa vie Sainte-Beuve ait paru se tourner vers les croyances religieuses dans un élan sincère. Lorsque l’âme docile et malléable d’un enfant a été façonnée de bonne heure à ces croyances sublimes où tant de grands esprits ont trouvé le repos, l’empreinte est longue à s’effacer, et il faut bien des couches successives pour en faire disparaître complètement la trace.

Vers quelle époque les pieuses convictions de Sainte-Beuve ont-elles ressenti leur premier ébranlement ? A consulter son propre témoignage, ce fut pendant la dernière année de ses études classiques, alors qu’il suivait au lycée Charlemagne le cours de philosophie de M. Damiron. « J’étais déjà émancipé ; en faisant ma philosophie sous M. Damiron, je n’y croyais guère… J’allais tous les soirs à l’Athénée suivre les cours de physiologie, de chimie et d’histoire naturelle de MM. Magendie, Robiquet, de Blainville. J’y fus présenté à M. de Tracy. » L’influence intellectuelle de M. de Tracy, dont on a dit qu’il rougissait de croire et qu’il voulait savoir, paraît avoir été un instant assez prédominante sur l’esprit de Sainte-Beuve. Il a marqué plusieurs fois cette influence, entre autres dans une petite note ajoutée à la fin du troisième volume des Portraits littéraires, note qu’il faudra souvent citer, car Sainte-Beuve y a condensé bien des renseignemens sur les évolutions de son esprit. « Je suis l’esprit le plus rompu et le plus brisé aux métamorphoses. J’ai commencé franchement et crûment par le XVIIIe siècle le plus avancé, par Tracy, Daunou, Lamarck, et la physiologie ; c’est là mon fonds véritable. »

C’était, ses lettres à l’abbé Barbe le démontrent, vanité d’incrédule de prétendre qu’il avait commencé crûment par le XVIIIe siècle. La vérité est au contraire que le combat fut long. Durant cette même année de philosophie, il écrivait encore à l’abbé Barbe : « Tu me dis que le gouvernement est un pouvoir servi par ses ministres, ce qui est très juste, et tu ajoutes : Pouvoir émané de Dieu seul. Sans doute ce pouvoir vient de Dieu en ce sens que tout en vient et qu’il est la source de tout, mais je crois… » Et il continuait en discutant avec son ami la théorie du droit divin. La conviction première était donc lente à disparaître. En revanche, il était plus sincère quand il ajoutait : « C’est là mon fonds véritable. » Il est incontestable en effet que le fonds, le tréfonds de la nature chez Sainte-Beuve était matérialiste. Jamais, à aucune époque de sa vie,