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et bateliers s’interpellent. — Aborde ici, ohé ! tu en as embarqué trois cents, c’est bien assez ! — Pendant qu’on fait payer et qu’on attelle la mule, une heure entière se passe. Les vilains moucherons et les grenouilles de marais nous empêchent de dormir ; batelier et passager, ivres de mauvais vin, chantent à l’envi leur maîtresse absente. Enfin le passager fatigué commence à s’endormir, et l’autre, attachant à une pierre les traits de la mule, qu’il laisse paître, se couche sur le dos et ronfle. Le jour se levait déjà quand nous sentons que la barque n’avance pas ; un de nous dont la tête s’échauffe saute à terre, et d’une gaule de saule cingle la tête et les reins de la mule et du batelier. Nous ne débarquons qu’à la quatrième heure, et nous baignons nos visages et nos mains dans ton onde, ô Feronia ! »

En lisant cette scène, on pense à Cervantes ou à Molière ; on songe aussi à Téniers, dont le pinceau ne la reproduirait pas plus vivante. Horace, dans la peinture de ces petits tableaux réels, a toujours le mot qui porte ; ce qu’il dit n’est point seulement bien dit, c’est trouvé. Styliste incomparable, il écrit sa pensée au burin, et l’expression fixée devient proverbe et sera transmise d’âge en âge sans que le pur et solide métal s’en altère. Cueillir les roses du printemps, ne point redouter la mort, et, dans le rapide espace de la vie, savoir modérer ses espérances : douce philosophie, humaine et pratique sagesse dont il semble que les colombes de Vénus et les rossignols des bosquets de Colone lui mettent l’expression sur les lèvres ! « Entre l’espoir et le souci, la crainte et la colère, considère chacun de tes jours comme s’il était le dernier, l’heure qui viendra par surcroît, inespérée, sera la bienvenue. »


Grata superveniet quæ non sperabitur Hora.


Ainsi lu, relu, médité, commenté, appris par cœur, Horace est un maître sans égal, un poète que nous, barbares, nous comprenons comme le comprit, l’apprécia l’antiquité. Et cette admiration ne saurait périr tant que survivra en ce monde un groupe d’hommes intelligens et polis, de femmes cultivées, voulant jouir honnêtement de l’existence et, — loin de la politique et des questions irritantes du moment, — n’envisager les choses qu’au seul point de vue des lettres et de l’art.

Henri Blaze de Bury.