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Ce bouquet exquis, comment le faire ensuite respirer aux autres ? Dans quel transparent et précieux cristal verser la rare essence ? De la prose ou du vers, quelle forme conviendra le mieux ? « Il est certain, écrit Voltaire, qu’on ne devrait traduire les poètes qu’en vers ; j’avoue qu’il n’y a qu’un grand poète qui soit capable d’un tel travail, et voilà ce que nous n’avons pas encore trouvé. Nous n’avons que quelques petits morceaux épars çà et là dans des recueils, mais ces essais nous font voir du moins qu’avec du temps, de la peine et du génie, on peut parmi nous traduire heureusement les poètes en vers. » Voltaire, s’il vivait de nos jours, remarquerait que nous sommes en Europe le seul pays qui n’ait point érigé cette théorie en pratique absolue. Les Italiens, les Anglais, les Allemands, ignorent ce que c’est que de traduire en prose les poètes, et cela va même si loin que, lorsque dans leurs études de critique une citation se présente, c’est toujours sous sa forme poétique et dans son rhythme originel : le sonnet de Pétrarque reste un sonnet, l’ode d’Horace reste une ode, et la plupart du temps la transformation s’opère sans dommage. Voltaire avait donc cent fois raison, seulement il a dit qu’il fallait à cette besogne un grand poète, et nous voyons le comte Siméon s’inscrire en faux contre cette opinion, qu’il traite de boutade, et protester dans la préface même d’une traduction en vers au nom des droits imprescriptibles de la médiocrité : « Sans doute nous pensons que le mieux est de traduire en vers les œuvres d’un poète, mais nous sommes loin d’admettre qu’il n’y ait qu’un grand poète qui soit capable d’un tel travail. Un grand poète ne l’entreprendra jamais ; peut-on supposer un Dante, un Arioste, un Corneille, un Racine, occupés durant de longues veilles à pâlir sur une expression souvent impossible à rendre ? Leur propre génie, leur inspiration personnelle, les excitent et les poussent ; ils ne peuvent condamner au néant les grandes et poétiques conceptions qui fermentent dans leur esprit. Non, jamais œuvre pareille ne sera accomplie par un grand poète, il laissera toujours à d’autres l’œuvre de la traduction. » J’avoue que le raisonnement me paraît singulier. Un grand poète, dit-on, n’entreprendrait jamais un tel travail ; quelle idée ! Goethe passe généralement pour un assez grand poète, et Schiller aussi, j’imagine ; nous ne sachions pas cependant que cette grandeur ait empêché l’un de traduire le Mahomet de Voltaire et l’autre de mettre en vers allemands la Phèdre de Racine. Marot traduisant les Psaumes, Corneille l’Imitation, ont dû pâlir plus d’une fois « sur une expression impossible à rendre, » et Racine, dans les chœurs d’Esther, et d’Athalie, oubliait son propre génie pour s’inspirer des Écritures. Les romantiques eurent à leur moment d’illustres états de service dans ce genre. Il est vrai qu’ils s’appelaient