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terions-nous pas ici qu’il est fâcheux que l’illustration vienne faire tort au texte, et que les descriptions de M. Reclus étaient vraiment assez nettes pour qu’il ne fût pas besoin d’appeler la gravure à leur aide ? Nous en faisons la remarque sans vouloir insister, plutôt par acquit de conscience, et bien convaincus d’ailleurs que toutes récriminations ne sauraient prévaloir contre la manie contemporaine du livre illustré.

Tantôt encore c’est un détail de mœurs qui vient nous rappeler dans les vallées du Danube l’existence d’une race sœur de la nôtre : « Le Valaque aime à parler de son père Trajan… Maint défilé de la montagne a été ouvert par le « glaive de Trajan ; » l’avalanche qui se détache des cimes, c’est le « tonnerre de Trajan ; » la voie lactée même est devenue « le chemin de Trajan. » plus loin, comme une apparition, c’est un costume national qui s’est défendu contre l’uniformité de la mode, et les Serbiennes passent sous nos yeux « avec leurs vestes rouges, leurs ceintures, leurs chemisettes brodées de perles et ruisselantes de sequins, leur petit fez si gracieusement posé sur la tête, et fleuri d’un bouton de rose. » Tantôt enfin c’est une leçon d’histoire de l’art jetée en courant dans le récit, car M. Reclus, s’il nous parle de Florence ou de Rome, ne se contente pas d’en cataloguer les trésors d’art et les monumens, pour terminer, en manière de péroraison, par la maladroite explosion d’une admiration banale ; il veut qu’ici, comme partout, son lecteur se rende compte avec lui : si la basilique de Saint-Pierre n’éveille pas une admiration sans mélange, il n’omettra pas de dire que la vraie, la seule cause c’est « qu’elle ne répond comme architecture qu’à une phase transitoire et locale de l’histoire du catholicisme. Loin de représenter une époque avec sa foi, sa conception une et cohérente des choses, il résume au contraire un âge de contradictions où le paganisme de la renaissance et le christianisme du moyen âge tâchent de se fondre en un néo-catholicisme pompeux qui caresse les sens et s’adapte de son mieux aux goûts et aux caprices du siècle. »

Tel est ce livre dont nous avons essayé d’indiquer l’ordonnance : pour le détail en effet, on ne l’appréciera qu’à la lecture. Quelques défauts, — des longueurs, des descriptions qui tournent trop souvent à la dissertation, çà et là des renseignemens d’une exactitude contestable, — n’empêcheront pas que ce soit, depuis Malte-Brun, l’ouvrage le plus considérable qui ait paru dans notre littérature géographique. Ce n’est pas sans doute encore la perfection du genre, c’est toutefois un acheminement à l’étude scientifique de la géographie. Il nous reste à faire pour atteindre jusqu’au point où certains pays sont parvenus, du moins pouvons-nous dire que quelque chose est fait.

F. BRUNETIÈRE.

Le directeur-gérant, C. Buloz.