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aussitôt un tout autre homme. — En effet, sa bonne figure rêveuse s’est épanouie, il marche à grandes enjambées, tirant d’épaisses bouffées de sa pipe. Plus nous avançons, et plus son enthousiasme augmente. — Solitude! s’écrie-t-il en devenant lyrique, ô belle sans gêne, ô maîtresse muette, assise au milieu des grands bois, tu froisses du pied les feuilles mortes, tu sondes les profondeurs des vallées et tu regardes au loin les brumes de l’automne voilant les coteaux... O sirène, comme tu m’as vite ensorcelé!

— A propos d’ensorcellement, lui dis-je, sais-tu que nous sommes dans un pays où on croit aux sorciers et où on les brûlait encore il n’y a pas trois cents ans?

— Hein ! qu’est-ce que ce conte-là?

— Ce n’est pas un conte, c’est une dramatique histoire, dont Michelet aurait pu faire un chapitre de son livre de la Sorcière. En 1594, à Dinteviîle, un charmant village situé à deux lieues d’ici, dans cette vallée de l’Aube dont nous apercevons les collines brumeuses, Jeanne Simoni, femme d’un sieur Breton, fut traduite devant le procureur fiscal comme « entachée de sorcellerie, » et, sur ses dénégations, le seigneur de Dinteville ordonna qu’elle subirait l’épreuve de l’eau. Jeanne, « tondue et rasée, » fut amenée au bord de l’Aube, « en eau de suffisante profondeur; » là, malgré ses protestations, en présence du juge, du procureur, du curé et de la foule ameutée, on la mit nue comme la main et on la jeta, pieds et poings liés, dans la rivière. L’épreuve fut renouvelée par trois fois; comme la malheureuse était toujours revenue sur l’eau, d’après la coutume elle aurait dû être réputée innocente; mais l’acharnement était si grand qu’on la ramena en prison. Le juge alors l’ayant sommée en vain de déclarer si elle était marquée en quelque endroit comme les gens de sa secte, la fit visiter par quatre commères du village. Celles-ci prétendirent avoir trouvé les marques de la griffe de Satan « au-dessous de l’épaule gauche et à l’aine, » et sans qu’on se préoccupât d’examiner s’il ne s’agissait pas tout simplement d’égratignures très naturelles après la scène violente de la rivière, on la déclara atteinte et convaincue du crime de sortilège et maléfice, et on la condamna à être pendue et étranglée, « son corps brûlé et ses cendres jetées au vent. » Quand on alla lui lire sa condamnation, la malheureuse venait de mourir. La sentence n’en fut pas moins exécutée sur son cadavre, dont on jeta les cendres au vent.

— En 1594! s’écrie Tristan; après Rabelais, Montaigne, Ronsard et la pléiade !

— Oui, tandis que les belles dames de la cour du roi vert-galant fredonnaient encore : « Mignonne, allons voir si la rose,... » tandis que le poète Jean Passerai chantait :