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des verroteries autour du cou. Talma au contraire, en revêtant le costume vénitien, essaya de réagir contre cette barbarie à outrance, et de montrer au public de son temps non plus un sauvage, mais le More de Shakspeare, humanisé, adouci par les mœurs et les habitudes de la civilisation. La tentative n’eut aucun succès, soit qu’elle enlevât à l’action un certain pittoresque, soit que la pièce de Ducis ne s’y prêtât point, et Talma ne la renouvela plus.

Rossi se rattache de préférence à l’interprétation de Kean qu’il amende et corrige en esthéticien de notre époque, et mieux encore en comédien doué de tous les avantages naturels ; sa voix est d’une splendeur rare, sa diction vous enchante par sa puissance et sa douceur, pas un geste de trop, jamais de cris. Il a ce calme des forts qui réjouissait Goethe. Attendez-vous donc à de l’épouvante, mais ne désespérez pas, car ce cœur de lion rugissant contient des trésors d’émotion exquise. De quel air tendre et passionné il aborde Desdemona en arrivant à Chypre, et quelle suavité dans sa voix lorsqu’il s’écrie après le tapage nocturne : — Voyez, vous avez réveillé ma bien-aimée ! — Il s’élance au-devant d’elle, la prend entre ses bras, l’enveloppe de son manteau, la couvre de son amour et de sa protection. Donnez à M. Rossi dans toute cette scène Mlle Sarah Bernhardt pour Desdemona, et l’illusion sera complète. Même délicatesse de sentiment, même poésie dans le drame de Kean.

Je veux parler de la scène d’amour avec la comtesse Keffel. Vous diriez l’extase d’un croyant aux pieds de son idole ; il n’ose y toucher, de peur de la froisser, l’entoure d’une atmosphère imprégnée d’adoration, caresse ses cheveux, la rose de son corsage, ses dentelles, ses gants, tout cela d’un mouvement plein de respect et de folle ardeur, timide à la fois et passionné. Je rapproche à dessein ces deux scènes parce que la manière dont Rossi en sait rendre les nuances prouve la diversité de son talent. L’amour de Kean pour la comtesse, amour que lui-même nous dépeint comme « l’idéal de son existence, » n’est point l’amour du More pour sa femme ; dans la passion du More, il y a tout un infini de tendresse, mais cette tendresse intense, caressante, est protectrice et non point soumise, elle s’étend sur un bien acquis et définitivement possédé, et n’a rien du sentiment dévotieux de Kean pour la comtesse ou de la mélancolie rêveuse d’Hamlet vis-à-vis d’Ophélie. — Voulons-nous un contraste, prenons la scène avec Iago lorsque le More lui saute à la gorge et le terrasse en s’écriant : « La preuve ! donne-moi la preuve ! » Le mouvement tragique de l’acteur est de toute beauté ; on sent là un de ces chocs formidables auxquels l’être physique ne résiste pas, et quand soudainement Othello lâche prise, chancelle vers le fauteuil, où il tombe, c’est un tigre pantelant qu’on a devant soi, une bête fauve forcée, la vie est à bout, l’homme est foudroyé.

Maintenant une critique qu’un artiste tel que M. Rossi comprendra :