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l’homme puisse avoir à répondre de son acte. Une fausse interprétation du sentiment d’humanité, pour mieux exploiter notre pitié et nous porter à l’indulgence envers les coupables, travaille depuis des années à nous démontrer que dans l’homme ce n’est jamais le libre moi qui fault, et que ce qu’il y a de condamnable en lui, ce n’est point lui, mais c’est toute une série d’agens extérieurs : l’état, la société, l’éducation, etc. Le crime, la ruine d’un individu, cessent d’être la conséquence de sa faute et deviennent le sort de tout ce qu’il y a de vertueux, d’idéal, sur cette terre. Le public, grand justicier, dont on gouverne habilement les sympathies, n’a plus qu’à se prononcer pour la vertu contre la destinée et pour l’idéal contre la réalité. Il n’existe plus de scélérats, de coupables, les dernières créatures nous sont présentées comme des victimes d’un ordre social inexorable, le poète se constitue leur avocat, le public aussitôt l’adopte et l’acclame, pourvu qu’il soit brillant, audacieux spirituel, paradoxal, et surtout qu’il découvre et au besoin qu’il invente quelque tort monstrueux de la société contre l’individu. Shakspeare au contraire appelle les choses par leur nom, avec lui le bon est le bon, et le mauvais est le mauvais. Loin de nous mettre en désaccord avec les conditions de l’existence, en flattant nos instincts pervers, il veut que tout soit en nous, notre salut comme notre perte, a L’homme est presque toujours le maître de son destin, ce n’est point la faute aux étoiles, cher Brutus, c’est la faute à nous, si nous sommes des êtres sans volonté[1]. »

Ainsi Othello va nous montrer ce que la passion peut faire d’un homme loyal et magnanime, a d’une nature ouverte et droite, et se fiant à la mine des gens qui se donnent pour honnêtes. » L’action librement conçue, accomplie, amène au dénoûment sa conséquence inévitable. Othello tue Desdemona et se poignarde après ; tous les deux meurent, mais non pas seulement par la perfidie satanique de Iago, ils meurent parce qu’ils sont coupables, et que tout se paie. Othello, en se faisant aimer de la fil le de Brabantio, a violé l’hospitalité, Desdemona, en quittant le toit paternel pour suivre Othello, a trahi, le premier de ses devoirs.

More, surveille-la, prends garde, songe à moi,
Elle a trompé son père et te trompera, toi !

On se représente trop généralement Desdemona comme un ange d’innocence et de pureté céleste. Elle a ses adorateurs, ses fidèles qui vous diront : C’est une perle, un diamant sans tache. Ne vous y fiez pas ; les caractères sans tache sont des abstractions que Shakspeare se fait une loi d’ignorer. Desdemona est une femme, une faible et très faible femme, légère, capricieuse, inconsidérée et peccable tout aussi bien que la

  1. Jules César.