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reporte aux heureux temps de Bordogni ; quelle gaucherie de maintien pendant le grand récit ! Infortunée donna Anna ! elle dépense en pure perte ses trésors de colère, et sa flamme, qui pénètre toute la salle, ne parvient pas à réchauffer ce fiancé de glace. Cependant, si M. Vergnet ne sait ni se tenir, ni marcher, ni écouter, il sait chanter de la plus jolie voix du monde : Il mio tesoro, et le public, toujours bon prince, lui paie à cet endroit tout un arriéré d’applaudissemens qu’il ne lui doit pas. J’aimerais aussi que l’orchestre secouât cette tendance qu’il a de s’endormir sur les mouvemens, tout cela veut être mené plus joyeusement, surtout en présence d’une mise en scène qui, pour l’éclat et la splendeur, laisse bien loin derrière elle les fameuses magnificences de l’ancien Opéra. La place de Burgos devant le palais du commandeur au premier acte, l’enclos funèbre au quatrième, sont en leur genre des tableaux de maître. Quant à la fête chez don Juan, avec ses quadrilles masqués, ses costumes renouvelés de l’ancienne comédie italienne, ses ballets défilant et se trémoussant sur le rhythme entraînant de la Marche turque au milieu d’un torrent de lumière et dans la profondeur immense du théâtre, on n’imagine pas un pareil spectacle, éblouissant ne suffit pas ; c’est surtout très amusant par le miroitement des étoffes, le pittoresque et la variété des groupes. Signalons en passant l’attitude tout à fait inusitée du public ; vous diriez qu’il entend le chef-d’œuvre pour la première fois et qu’il est en train de le découvrir. Il s’y intéresse, prend plaisir, applaudit, non plus parce que c’est du Mozart, mais parce que cette adorable musique l’enchante et le ravit. Nombre de morceaux chaque soir sont redemandés. Est-ce un effet de la nouvelle salle ou du progrès des temps ? Quoi qu’il en soit, voilà Mozart dignement et définitivement mis dans ses meubles, et le luxe de cette installation mérite que le public en tienne compte à qui de droit. On a dit que l’ancienne mise en scène de Don Juan, comparée à ce que nous voyons, n’était qu’un spectacle de marionnettes, d’où il suit que la célèbre légende du directeur-artiste a désormais perdu toute espèce d’à-propos, et que nous pouvons espérer qu’on ne nous en parlera plus ; le directeur-artiste a trouvé son maître.

Êtes-vous allé voir l’Italien Rossi dans l’Othello de Shakspeare ? Si par hasard vous hésitiez, ne tardez pas, c’est un beau spectacle. Le matin, relisez le drame, et, pour peu que vous ayez le goût des choses de l’intelligence, vous serez amené, après une soirée admirablement remplie, à comparer les conditions du théâtre comme l’entendait Shakspeare avec les conditions du théâtre comme nous l’entendons aujourd’hui. Rien de plus radicalement opposé que ces deux points de vue, dont le contraste ne manquera pas de vous frapper en parcourant le monde du poète avec le guide nouveau que je vous recommande. Ainsi notre temps (lisez le théâtre de notre temps) répugne à cette idée, que