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de pierre, pas un vitrail, pas un tableau qui n’ait joué son rôle dans les juvéniles émotions de toutes ces prieuses. Leurs yeux vont du Christ au tombeau, qui est sculpté là-bas dans une chapelle voûtée, à cette chaire, qui est un bijou de menuiserie et qui a été exécutée par le père de Bouchardon. Chacune de ces figures, associée à leurs douleurs ou à leurs joies, garde un intérêt qui ne s’affaiblit jamais. Pour ces âmes féminines, dont toute la vie s’est passée dans la même rue silencieuse, il y a certainement une consolation et un véritable charme à prier devant ces images familières et à s’arrêter dans une douce contemplation rétrospective entre deux oraisons…

De fait, l’église Saint-Jean est un vrai musée, et pour un artiste elle a des recoins délicieux. Je me suis arrêté longuement devant un tableau de l’école espagnole qui représente Salomé apportant à Hérode Antipater la tête de saint Jean. La fille d’Hérodiade et les femmes qui l’entourent sont vêtues à la mode du XVIe siècle. Leurs têtes penchées sont charmantes. Sur la table est posé, dans un vulgaire chandelier de fer, un lumignon qui éclaire la scène ; un petit chien s’élance d’un tabouret et aboie à la vue de la pâle figure ensanglantée du saint. Il y a dans cette toile un mélange de réalité crue et d’élégance raffinée qui résume d’une façon saisissante cette dramatique et attirante vie du XVIe siècle… La nuit tombait, Tristan m’a tiré par le bras. — Allons dîner !

Quand, après le dîner, nous sommes rentrés par le boulingrin, les étoiles s’étaient toutes allumées. Au milieu de la voie lactée, la constellation de Cassiopée étincelait. Pour flatter Tristan, qui a le goût des métaphores, je m’avisai de la comparer à une poignée de pierreries tombant d’un écrin entrouvert. — Sais-tu, soupira mon ami, à quoi je pense, moi, à la vue de ces petites étoiles ?.. À un fourmillement de chrysomèles idéales, parmi lesquelles se trouve ma belle inconnue du millepertuis !.. — Patience ! demain nous irons à la conquête de la chrysomèle bleue.


19 septembre. — Dès le matin, nous roulions en wagon sur la ligne de Neufchâteau. D’abord pays rocheux et aride, coteaux nus, friches pierreuses ; puis peu à peu la nature devient moins revêche, d’étroites vallées aux flancs revêtus de vignes coupent la voie transversalement, les collines s’élèvent et s’accidentent, les forêts recommencent à verdoyer. — Vois-tu, me dit Tristan, sur ce plateau, un grand arbre qui s’élance au-dessus des autres comme un nuage de verdure ? c’est un tilleul qu’on nomme l’arbre de saint Claude ; en face est le Mont-Eclair, où fut signé le traité d’Andelot, et voici Andelot lui-même avec ses maisons suspendues comme des balcons