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protégée elle-même contre la curiosité par un haut mur et une grande porte hermétiquement close. Peu de fenêtres sur la rue; en revanche, de nombreuses et larges ouvertures sur les jardins et la campagne. On sent que les habitans ne flânent guère sur leur seuil et mettent en pratique la devise anglaise : my house is my castle. Chaque demeure est en effet une forteresse bien murée et où on ne pénètre qu’à bon escient. Peu ou point de sonnettes, mais à l’un des solides panneaux de la porte un antique heurtoir de fer, dont le bruit quand on le rabat retentit mélancoliquement à travers les cours sonores. Çà et là, quand une de ces portes s’entre-bâille, on aperçoit un jardinet avec un vieux puits dans un coin, et au fond l’entrée étroite d’un corridor qui s’ouvre dans l’ombre d’une tourelle pointue. Du reste, en dépit de ses airs maussades, la ville a une physionomie amusante, comme disent les artistes. Ses rues, où l’herbe pousse, sont pleines de hauts et de bas, de ressauts inattendus et de méandres fantasques; il y a des passages mystérieux qui ne mènent nulle part, de brusques ouvertures dans l’embrasure desquelles on aperçoit tout à coup la campagne, une place irrégulière avec un îlot de vieilles masures au beau milieu, et enfin une double rangée d’arbres centenaires qui enveloppe presque entièrement la discrète cité d’un large manteau de verdure, où le vent se lamente sans cesse.

Après de longues flâneries à travers ces rues singulières, Tristan m’a conduit à l’église Saint-Jean. L’église ressemble à la ville. Mêmes dehors sombres, même incohérence capricieuse dans l’architecture du monument, mais aussi même caractère intime, même charme voilé qui vous prend le cœur peu à peu. — Les âmes dévotes, dis-je à Tristan, n’ont peut-être pas ici les élans religieux que leur donneraient les nefs de nos grandes cathédrales, mais je parierais que les vieilles filles et les antiques servantes du voisinage doivent aimer à y venir prier.

— Je le crois bien, répondit-il ; parfois, à la brune, je prends plaisir à m’installer ici, à l’ombre d’un pilier, et à voir les bonnes femmes arriver une à une. Enveloppées dans leur mante à capuchon, elles poussent avec précaution la petite porte à cintre surbaissé et vont s’agenouiller dans l’ombre d’une chapelle. Presque toutes s’en retournent avec une figure plus gaie. Cela se conçoit; ici point de hautes murailles austères où la pensée se perd à mesure qu’elle s’élève, mais une profusion de sculptures, de bas-reliefs et de vieux tableaux, qui sont autant de stations pour le cœur. La plupart de ces pieuses femmes sont venues tout enfans dans cette église, et tu sais quelle importance l’enfant attache aux moindres détails d’architecture ou de peinture. Il n’est pas un saint