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perdu 140,000 âmes sur 330,000. La famine et la peste ayant joint leurs ravages à ceux des armées, la solitude s’était faite dans des districts entiers. En 1639, un courrier expédié de la cour de Dresde à celle de Berlin se plaint d’avoir chevauché un jour durant sans rencontrer une maison où il pût prendre quelque nourriture. « Plus d’affaires, écrit en 1640 le conseil municipal de Berlin ! Impossible de se nourrir ! Sur une distance de quatre milles, on ne rencontre souvent ni homme ni bête, pas un chien, pas un chat ! On ne paie plus les pasteurs ni les maîtres d’école. Beaucoup se sont noyés, étranglés ou poignardés. D’autres s’en vont avec femmes et enfans dans la plus profonde misère ! » Quelquefois les vagabonds, entrant dans un village qui venait d’être visité par tous les fléaux réunis, reculaient au seuil des maisons, où des corbeaux, des chiens et des loups se disputaient des cadavres d’hommes et d’animaux ! Et pourtant ce n’était point là le dernier degré de l’horreur, car on lit dans un rapport du magistrat de Prenzlow, daté du 9 février 1639 : « Comme la guerre fait depuis plusieurs années chômer le laboureur, la vie est devenue si chère qu’on entend partout les pleurs, les cris, les hurlemens des affamés. On se nourrit des alimens les plus étranges ; on mange des chiens et des chats, et même on se repaît en pleine rue des ossemens des morts. Faut-il le dire enfin ? la famine sévit si cruellement que dans la campagne et même dans la ville les hommes s’attaquent les uns les autres ; le plus fort tue le plus faible, le fait cuire et le mange ! »

Les survivans, qui voyaient le mal durer si longtemps et toujours s’accroître, avaient perdu l’espoir de revoir jamais de beaux jours ; les jeunes, qui n’en avaient point connu, ne croyaient point qu’il en eût jamais existé. Plus de travail ! A quoi bon semer quand on n’est point assuré de la récolte ? Tout était à l’abandon, et l’électeur, pour que le paysan ne laissât point dépérir jusqu’à l’enclos où était bâtie sa chaumière, était réduit à ordonner que personne ne reçût la bénédiction nuptiale avant d’avoir planté six arbres fruitiers dans son jardin. Tel était le misérable état où Frédéric-Guillaume, que ses contemporains devaient appeler avec raison le grand-électeur, trouva la marche de Brandebourg en l’année 1640. Ses autres provinces n’étaient pas plus heureuses : les Hollandais avaient épuisé le duché de G lèves, sous prétexte de le défendre ; les Suédois et les Polonais avaient ravagé le duché de Prusse ; la Poméramie citérieure, les territoires de Magdebourg, Halberstadt, Minden, ces acquisitions du grand-électeur, se lamentaient autant que les anciennes provinces. Partout les villes dépeuplées, les villages ruinés, les champs abandonnés demandaient des hommes.

Le grand-électeur se mit sans retard à en chercher. Il rappela