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moque pas d’eux, il ne les hait pas comme faisaient Thackeray par exemple et d’autres avec lui. Il ne prend parti ni pour eux ni contre eux : il les explique. Il semble souvent, comme un magistrat, résumer simplement les témoignages, l’accusation et le plaidoyer, laissant aux jurés, c’est-à-dire aux lecteurs, le soin de décider s’ils ont bien ou mal agi. Cette méthode n’a qu’un inconvénient : c’est qu’elle fait bien vite envoler l’illusion, si l’auteur n’y apporte des ménagemens extrêmes. Hâtons-nous de dire que dans Far from the madding crowd M. Hardy ne l’a employée que dans une mesure légitime. Il a su, sauf une ou deux fois tout au plus, s’arrêter à temps et rester romancier. Si maintenant on ajoute que M. Hardy est réaliste, peut-être aura-t-on suffisamment indiqué ce qui le rapproche de quelques-uns de ses confrères. Il est réaliste, mais à sa manière, avec une nuance de rêverie pleine de grâce. Il sait décrire les choses comme elles sont, dans toute leur laideur. Ainsi il ne vous cachera point que Jean Coggan et Joseph Poorgrass, chargés de conduire à sa dernière demeure le corps de la pauvre Fanny, se sont outrageusement enivrés en route. En même temps il mettra dans la peinture des objets les plus vulgaires une distinction qu’ils n’ont pas en réalité, mais qui les relève et les rend dignes de l’art. Il ne craint même pas de glisser à l’occasion une leçon morale dans l’œuvre d’imagination. Il n’est ni des habiles qui estiment que l’homme peut tout pour son bonheur, ni des désespérés qui pensent qu’il ne peut rien. Ce qu’il a voulu montrer dans le personnage si heureux de Gabriel Oak, c’est que l’âme patiente et droite qui se possède obtient toujours pour prix de la lutte la sérénité et quelquefois le bonheur par surcroît. Cette leçon bien modeste, l’auteur la laisse deviner plus encore qu’il ne la donne dans un style qui n’est pas un des moindres charmes de son livre, et qui permet de ranger Far from the madding crowd dans la classe de jour en jour moins nombreuse des romans qui se relisent. À ces derniers seulement appartient l’avenir, et si M. Hardy continue à donner à la forme le même soin et la même élégance virile, il est permis de prédire qu’il sera toujours fêté par les lecteurs sérieux. Il ne rencontrera peut-être plus souvent de sujet aussi heureux que celui qu’il vient de traiter, car il y a certaines œuvres dont on n’est capable qu’une fois ; mais ceux qui aiment à trouver dans le romancier un véritable écrivain sauront lui faire une place à part et le distinguer dans la foule.


LEON BOUCHER.