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voyant, on se rappelle involontairement les fermiers de George Eliot, si vivans et si originaux. Les principaux personnages de Under the greenwood tree sont de la même race. Ils aiment aussi à exprimer leurs pensées sous la forme de maximes burlesques, à philosopher entre une bouffée de tabac et une gorgée de cidre frais, et à tirer du fait le plus trivial des conséquences extraordinaires. Un chef-d’œuvre en ce genre, c’est la conversation des membres du chœur de Mellstock quand ils s’apprêtent, la veille de Noël, à donner l’aubade aux habitans notables de la paroisse. On entend là, à propos de la bottine de miss Fancy, que le cordonnier musicien a tirée de sa poche pour en faire admirer les proportions élégantes, une kyrielle de réflexions et de théories les plus saugrenues, mais aussi les plus divertissantes du monde, sans compter l’ingénieuse et nouvelle façon de faire connaître l’héroïne au lecteur par cette partie de son costume. Le digne savetier prétend que, pour apprécier le cœur d’un homme, il n’a qu’avoir son pied : assertion étonnante, et qui a besoin, pour trouver quelque crédit, d’être soutenue par une histoire à l’appui. La soirée de Noël que le voiturier du village offre à ses amis est aussi d’un très heureux effet. Dansera-t-on ou ne dansera-t-on pas ? L’ancêtre, le vieux William, attaché aux traditions, ne veut pas qu’il soit question de bal avant que minuit ait sonné. Quand les douze coups auront tinté à l’horloge au cadran vert, on rattrapera le temps perdu, et l’hôte, tout mûr que soit son âge, fera lui-même la proposition de mettre habit bas en considération de la chaleur : idée bien vulgaire et bien basse, comme le fait remarquer Mme Dewy, qui n’a jamais pu former son mari aux belles manières. Miss Fancy y réussira peut-être mieux quand elle entrera dans la famille ; mais elle aura bien des leçons à donner à son beau-père. Il faudra en particulier qu’elle lui enseigne que l’habitude de passer la main sur sa bouche après avoir bu se perd de plus en plus, malgré son antiquité, dans les rangs de l’aristocratie.

Ainsi court le récit de M. Hardy, déroulant maintes scènes de la vie à la campagne, joyeuses nuits d’hiver, rendez-vous charmans dans la saison des noix, brouilles et querelles aux jours de pluie, et, pour conclusion, le nœud qu’on ne défait pas, le mariage.

Peut-être pourrait-on reprocher à M. Hardy de prêter à ses personnages trop d’humour, trop de vivacité dans les reparties, des réflexions trop fines sous une forme trop imprévue. Peut-être une pareille tournure d’esprit est-elle aussi rare chez les paysans anglais que chez les autres ; mais il y a si peu de recherche dans, ces saillies, elles semblent jaillir si naturellement, qu’elles ont pour elles tous les dehors de la vraisemblance, d’autant plus qu’elles n’excluent pas certaines niaiseries qui viennent fort à propos rappeler