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Le plan de cette vaste composition fut tracé dans une sorte de prologue de la plus sombre éloquence, intitulé l’Errant, où la critique allemande voulut voir une profession d’athéisme, un sacrilège. Elle accusa Sacher-Masoch de mettre partout la nature à la place de Dieu et de nier la morale, puisque, de par Darwin, Schopenhauer et le fatalisme oriental dont il se faisait l’écho, l’homme, cruel ou pacifique, n’était pas d’une autre essence que le loup qui dévore ou l’agneau qui se laisse égorger. Elle l’accusa d’avoir représenté le mal avec une liberté scandaleuse, comme si Goethe n’avait pas reconnu au poète le droit de toucher d’une main pure à tout, ce qui est de l’homme et indiqué au roman son but, qui est de refléter comme un miroir tout ce qui se passe dans le monde. Il eût mieux fait de n’écrire pour toute réponse que Marcella, ce « conte bleu du bonheur[1], » où l’amour permis et la félicité domestique reposant sur une estime parfaite et sur l’accord des âmes sont revêtus de couleurs qui ne se trouveraient point sur la palette d’un matérialiste ; mais son humeur militante l’emporta ; il eut le tort de descendre à la polémique et entreprit de prouver que les sciences naturelles et l’histoire sont les bases de la morale. Le tolle redoubla, excité par l’opposition qui lui était faite tant en Allemagne qu’à l’étranger. Alors Sacher-Masoch, laissant combattre pour lui ses nombreux partisans, se rappela un peu tard certaine maxime de Goethe depuis longtemps méconnue en Allemagne, et que pour sa part il avait maintes fois citée : « créez, artiste, ne pérorez pas. » Il entama la seconde partie de son Legs de Caïn, d’où sont tirés la Justice des paysans, le Haydamak et la Hasara-Raba[2], ces énergiques épisodes de la lutte éternelle entre celui qui n’a rien et celui qui possède.

Là malédiction attachée à l’amour continue d’y figurer à côté de celle qu’entraîne avec elle la propriété. Nous retrouvons toujours mêlée à des scènes de violence, de carnage, de représailles terribles, la même Dalila impérieuse et triomphante, ce vampire aux cheveux d’or qui suce le sang des cœurs et qui pose le pied sur un homme désarmé par la magie de son baiser. Cette suprématie continuellement accusée de la femme, dont ils font si volontiers une vassale en extase devant son maître, doit sembler aux Allemands particulièrement choquante. Peut-être est-ce le reproche de monotonie dans les situations et dans les caractères qui a détourné Sacher-Masoch des vigoureuses études de mœurs locales où il excellait, pour essayer de suivre en tâtonnant les traces de Balzac ; peut-être aussi a-t-il cédé au désir d’inaugurer un genre inconnu en Allemagne, où depuis Goethe les romanciers ne sont guère

  1. Voyez la Revue du 1er janvier 1873.
  2. Voyez la Revue du 15 août et du 1er octobre 1874, et du 15 septembre 1875.