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pas cependant négliger les études sérieuses. Il avait seize ans à peine quand un de ses professeurs devina en lui l’étoffe d’un écrivain. Cependant il avoue lui-même que les classiques grecs et latins ne contribuèrent pas à former son talent, et en effet il lui manque parfois ce qu’il eût pu leur emprunter, le goût, qui ne marche pas toujours de front avec le génie.

Les succès de Sacher-Masoch sur un théâtre d’amateurs, où il jouait indifféremment Shakspeare, Schiller, Goethe, Scribe et Kotzebue, lui inspirèrent le désir de devenir comédien : d’abord il avait rêvé d’être soldat, ensuite il s’éprit des mathématiques, qu’il abandonna pour la chimie. Après quelques années orageuses à l’université, « pendant lesquelles, dit-il, je bus beaucoup de bière et j’eus beaucoup de duels, » il se trouva vers l’âge de vingt ans docteur, travaillant aux archives de Vienne. Nommé professeur d’histoire à l’université de Grætz, il était bien loin de pressentir sa vocation véritable, lorsqu’une vieille femme d’esprit chez laquelle il passait volontiers ses soirées lui dit, après l’avoir entendu raconter l’insurrection de 1846 : « Écrivez cela, ce sera un roman magnifique. » D’après ce conseil, il se mit à l’œuvre et produisit très vite le Comte Donski, peinture vive et forte de la double levée d’armes polonaise et galicienne ; d’une part ces brillantes réunions de nobles conspirateurs qui ressemblent à des fêtes, ces parties de chasse qui se transforment en attaques guerrières, ce mélange d’intrigues politiques et d’intrigues galantes dont la petite république de Cracovie est le théâtre, de l’autre les rassemblemens de paysans sourds aux ordres du mandataire qui les arme pour la délivrance de la Pologne de fléaux, de faux et de piques qu’ils sont intimement résolus à tourner contre le Polonais abhorré : rien de curieux comme ce contraste. L’amour de la patrie est tout-puissant dans les deux camps ; ces beaux gentilshommes altiers, entreprenans, exaltés, chevaleresques, s’arrachent aux bras de leurs fiancées, à l’ivresse d’un premier rendez-vous, pour suivre le drapeau de la révolte auprès duquel un moine fanatique brandit le crucifix ; les grandes dames font servir leurs grâces ensorcelantes au succès de la sainte cause et se montrent intrépides au besoin, comme l’amazone Wanda leur patronne ; mais tous ces champions de l’indépendance aux vertus romanesques et aux éblouissans panaches ont trop compté sur la soumission aveugle du peuple, qui se dresse à l’improviste pour les anéantir au son des vieux chants ruthènes, et qui répond au cri de : vive la Pologne ! par le cri obstiné de : vive l’empereur ! — signal des massacres et des incendies.

Tout en écrivant cette émouvante histoire, Sacher-Masoch sentit se développer en lui un mal dont il souffrait depuis longtemps, le mal du pays. — Il dédia le Comte Donski à ses compatriotes et en