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sa patrie de celle de sa femme. Les Sacher vinrent en Galicie avec Jean-Népomucène, grand-père du romancier, à l’époque où le démembrement de la Pologne rendait cette contrée autrichienne. Comme conseiller gubernial et administrateur, le chevalier Sacher sut gagner la-confiance du peuple autant que l’estime de la noblesse. Son fils Léopold fut chef de la police et conseiller de cour. Il déploya de véritables talens d’homme d’état dans ce double poste pendant les révolutions polonaises de 1837, 1846 et 1848. Son mariage avec la dernière descendante d’une ancienne maison slave lui permit de joindre au nom de ses ancêtres celui de Masoch. L’enfance du fils qui naquit de cette union se passa presque tout entière dans l’hôtel de police de Lemberg, triste séjour en ces temps de troubles. Il est permis de croire que les premières impressions du jeune Léopold eurent quelque influence sur son futur talent. De même que Charles Dickens, enfant, condamné par la pauvreté à vivre dans les bas quartiers de Londres, trouva devant les hospices, les prisons, les dépôts de mendicité, où des scènes de misère et de souffrance frappaient sans cesse ses regards, le germe des inspirations qui plus tard le rendirent célèbre, de même Sacher-Masoch ne devait jamais oublier les factionnaires à la mine farouche, les espions aux allures ténébreuses, les figures de criminels et de vagabonds amenés chaque jour par les soldats, la bastonnade, les fenêtres grillées à travers lesquelles les jeunes filles jetaient en passant un regard aux pâles et mélancoliques conspirateurs polonais. » Tout cela revit dans ses romans, qui ne sont que l’écho des émotions et des souvenirs de sa vie. D’autre part, le goût du merveilleux, la connaissance des mœurs et des légendes du peuple, où il a depuis choisi ses héros les plus intéressans, lui étaient donnés par sa nourrice, une paysanne de la Petite-Russie, belle, dit-il, comme la Vierge à la chaise de Raphaël, et qui le berçait de légendes qu’il a transcrites par la suite : l’histoire de Dobosch le brigand, celle de l’infortunée Barbara Radziwill, de la belle Esterka, cette Pompadour juive de la Pologne, du Cosaque Bogdan Khmielniçki, ce terrible exterminateur de la noblesse polonaise, du voïvode Potoçki, dont la mémoire est conservée dans les chants populaires. Ces chants où règnent, jointes à une si pénétrante tristesse, tant de sensibilité, de vaillance et d’humour, la nourrice savait les dire avec l’élan superbe de poésie héroïque particulier aux paysans petits-russiens, et ils restèrent pour Sacher-Masoch ce que les doches de Londres furent toujours pour Dickens. Combien de fois aussi a-t-il parlé des kalendi (noëls) entonnés autour de la grande crèche où l’enfant Jésus recevait les présens des bergers, tandis qu’accouraient les trois rois conduits par l’étoile en papier d’or qui brillait au plafond ! Celui qu’on a nommé depuis l’élève de Schopenhauer trouve toujours un accent