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fait enrôler de force tient un instant son sort entre ses mains, ni cette implacable et superbe Théodosie ordonnant l’exécution de son amant le voleur avec l’autorité d’une tsarine qui signe l’arrêt de mort d’un favori devenu dangereux, ni aucune des figures, fussent-elles fugitives, qu’a évoquées Sacher-Masoch. Non, chacun croit les avoir réellement rencontrées, on les entend, on les voit, elles respirent, elles agissent, elles vivent. « J’aime mieux, a dit une fois leur hardi créateur, la plus laide vérité que le plus séduisant mensonge. » Sacher-Masoch est, à n’en pas douter, l’un des chefs de l’école, réaliste moderne ; mais, tant que son réalisme aura pour effet de soulever en nous l’enthousiasme, de nous donner l’émotion divine du beau, nous ne nous révolterons pas contre les procédés qu’il emploie ; libre aux pharisiens de lui jeter la pierre. Son mépris est grands du reste pour la critique allemande, autrefois si éclairée, si judicieuse, si utile au développement de l’art durant la période qui commence avec Lessing et finit avec Goethe et Tieck, si spirituelle ensuite, bien que négative quant aux résultats, avec le railleur Börne. Sacher-Masoch en a montré, dans une véhémente brochure, l’abaissement presque complet, fruit de l’ignorance, de la vénalité, de la soumission abjecte au pouvoir. « Un critique parisien, dit-il ailleurs encore, est un critique européen, tandis que les critiques allemands ne sont jamais que des critiques de Berlin ou de Vienne, en admettant même qu’à Berlin ou à Vienne leur opinion ait grande valeur. »

La reconnaissance que Sacher-Masoch a depuis longtemps vouée à la France, où il compte tant d’admirateurs, les injures que lui a values cette prédilection, hautement exprimée, les sympathies qu’il nous témoigne dans son dernier ouvrage, inférieur sans doute aux précéderas sous le rapport de l’art, mais curieux par son sujet, toutes ces raisons nous engagent, à tracer aujourd’hui une esquisse de la vie et de l’œuvre en général du romancier galicien. Dans sa propre histoire, étrange et pittoresque comme un de ses livres, il sera facile de trouver la source de ses plus belles qualités d’imagination en même temps que celle de certains défauts que nous sommes loin de vouloir dissimuler. On doit à un écrivain de ce mérite non-seulement l’éloge, mais d’abord et avant tout la vérité.


I

Léopold de Sacher-Masoch est né le 27 janvier 1836 à Lemberg, capitale de l’ancien royaume de Galicie. Sa famille paternelle était d’origine espagnole. Don Mathias Sacher combattit les protestans d’Allemagne à Muhlberg sous l’empereur Charles-Quint, fut retenu en Bohême par une blessure, y épousa une marquise Jementi et fit