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sortaient tout faits de la carrière et s’imposaient en quelque sorte à l’architecte ; loin de subordonner les matériaux à l’œuvre, c’est l’œuvre qui, conçue sans idéal, se modifiait avec la pierre. L’architecture sur le roc vif qu’on rencontre à chaque pas en Phénicie, à Jérusalem, en Lycie, en Phrygie, est demeurée presque étrangère aux Hellènes. Il en faut dire autant des revêtemens et des placages en bois et en métal qui dissimulaient l’œuvre même de l’architecte, l’ordonnance, la taille, et les joints des matériaux, à tel point que la plus haute marque de magnificence dans un édifice était que « la pierre ne s’y vît nulle part » (I Rois, VI, 18).

Il faut que les constructeurs phéniciens aient mis beaucoup de négligence ou bien peu de prévoyance dans leurs monumens pour qu’il n’en subsiste presque rien. Nous n’avons garde d’oublier que, durant les époques grecque, romaine, byzantine, musulmane, la population très dense de la Syrie n’a cessé d’y bâtir, c’est-à-dire de débiter en moellons les gros blocs des anciens édifices, devenus de véritables carrières ; nous savons quelles gigantesques murailles de pierres les templiers, les hospitaliers, l’ordre teutonique, en ont tirées ; nous reconnaissons que le christianisme a démoli les temples[1], que l’islamisme a brisé les statues, et que la race actuelle, chrétienne ou musulmane, n’est pas moins iconoclaste d’instinct. Enfin nous constatons, avec tous les voyageurs, les ravages effroyables des chercheurs de trésors. Malgré tout, nous estimons avec M. Renan que, quand même l’art grec se fût trouvé dans des conditions semblables, le génie grec se décèlerait encore. Les véritables causes de cette caducité sont ailleurs. Si l’architecture est le critérium le plus sûr de l’honnêteté, du sérieux, du jugement d’une nation, si l’historien peut juger les peuples et les époques par la solidité et la beauté des édifices qu’ils ont laissés, c’est seulement par le défaut de ces qualités chez les Phéniciens qu’on peut s’expliquer le néant de leur œuvre d’architecture. « Condamnation éternelle du moyen âge et des temps modernes ! s’écrie M. Renan avec une admirable éloquence, qui n’a vu, il y a quelques années, en passant sur le pont Royal, ces honteux murs des Tuileries, formés de deux revêtemens menteurs, dissimulant un ignoble blocage composé de boue et de gravois ? Et nos constructions du moyen âge ! quel manque de soin et de jugement ! Quand on a la volonté de bâtir un temple digne de la Divinité, comment se contenter d’aussi misérables matériaux ? Aucune pierre du Parthénon n’a moins de la taille voulue par sa situation ; toutes, même celles qu’on ne voit pas, sont du marbre le plus parfait. Et quel soin dans le détail ! Pour le

  1. Un tableau excellent de la destruction des temples du Liban a été tracé par M. Amédée Thierry, d’après Jean Chrysostome, dans la Revue du 15 juin 1869 et du 1er janvier 1870.