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leur donner la vie, et si le récit qu’il en fait attache si peu le lecteur, s’il faut un effort pour achever son livre et s’il ne laisse aux plus bienveillans, quand il est fini, que des sentimens de froide estime, il n’y a pas moyen de s’en prendre à d’autres que lui.

Il serait intéressant, parmi les défauts qu’on peut reprocher à l’ouvrage, de chercher ceux qui lui viennent du milieu où l’auteur a vécu. Il en est un qui m’a frappé plus que les autres et que je veux signaler en finissant. Quoique la province ait l’œil sur Paris, elle ne parvient pas toujours à régler son pas sur le sien. Elle est sujette à marcher trop lentement ou trop vite : tantôt elle reste trop fidèle aux modes anciennes, tantôt elle exagère les modes nouvelles. Sa littérature, quand elle en fait, présente les mêmes caractères : tout en accueillant avec empressement les nouvelles opinions, elle ne se détache pas aussi vite des autres, et, malgré le goût qu’elle a pour le présent, elle ne perd pas tout à fait le souvenir du passé. De là certaines indécisions qui surprennent : les écrivains y sont souvent de deux époques à la fois et unissent les contraires. La société que fréquentait De Brosses à Dijon paraît avoir offert de ces contrastes. Il y régnait encore un air précieux qui semblait un héritage des salons du XVIIe siècle. Les hommes s’y appelaient couramment entre eux : « monsieur le doux objet. » Les plaisanteries y étaient souvent peu naturelles et cherchées ; on en trouve dans les lettres de De Brosses qui prouvent que ce monde appréciait encore les bons mots maniérés à la façon de Voiture, comme quand il dit que la tour de Pise « affecte de petits airs penchés, » que les Apennins qu’on traverse dans les états du pape sont « de bons petits diables d’Apennins, d’un commerce fort aisé, » mais qu’en revanche ceux de Toscane sont plus difficiles à vivre, « qu’à les voir de loin si bien élevés, on leur aurait cru plus d’éducation qu’ils n’en ont, et qu’ils sont rustiques et sauvages au possible, » lorsque enfin, à propos de la pluie dont il est inondé dans l’état de Lucques, il fait cette réflexion : « je n’aurais jamais imaginé que dans un si petit état il pût faire une si grande pluie ! » Voilà des plaisanteries qui retardent et dont Voltaire aurait dit, comme de celles de Voiture : « C’est du rouge et du plâtre sur le visage d’une poupée. » On ne parlait plus ainsi chez Mme Geoffrin ou chez M. le de L’Espinasse. Et cependant dans ces salons de petite ville, où se conservaient quelques habitudes d’esprit de l’époque précédente, le XVIIIe siècle avait largement pénétré. On y tenait volontiers des propos hardis et cyniques, on affectait d’y être léger et moqueur, on y riait de tout, et même des choses qu’au fond on respectait, on y raillait les moines et les prêtres, et l’on entendait avec le plus vif plaisir De Brosses dire du collège de la Propagande : « On y engraisse des missionnaires pour donner à manger aux