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moment où cette société, qui venait d’être agitée de secousses terribles, cherchait à se rasseoir. Nous connaissons par expérience ces lendemains de crise, où l’effroi produit tant de conversions subites, où l’on se jette les uns aux autres tant de reproches mérités, où l’on est prêt à attaquer tout ce qu’on défendait la veille, où enfin, après s’être si longtemps glorifié du chemin qu’on a fait, on souhaite avec tant de passion revenir d’où l’on est parti. A Rome aussi, la haine du présent, la frayeur de l’avenir, firent naître un regret ardent du passé. Jamais on n’a tant comblé d’éloges les vertus républicaines que depuis que la république n’existait plus. Ceux même qui, comme Salluste, avaient aidé à la détruire, affectaient de n’en parler jamais qu’avec attendrissement. C’est alors que commence cette glorification des mœurs antiques qui va devenir le programme de tous les hommes d’état de l’empire. Les ouvrages de Salluste ont cet intérêt de nous faire savoir qu’aussitôt après les effroyables désastres qui suivirent la mort de César, dès que l’opinion publique put se faire entendre, elle proclama sans hésitation que le remède à tous les maux c’était le retour aux vieux usages et aux anciennes vertus. Salluste le dit avec tout le monde, comme firent plus tard Auguste, Mécène, Horace et les autres écrivains de ce siècle. Tous parlent de la même façon, sans paraître embarrassés le moins du monde du désaccord qui existait entre leur vie passée et leurs doctrines nouvelles. Aucun d’eux ne s’est mis en peine de l’effet que pouvaient produire dans leur bouche ces grandes protestations morales que leur conduite avait si souvent démenties, et le fait est qu’en général on n’en a pas paru trop étonné. Salluste est presque le seul chez qui ce contraste ait paru choquant, peut-être parce qu’il était le premier et qu’avec le temps on s’y est accoutumé. Quant à lui, il est possible qu’après avoir traversé ces révolutions qui changent brusquement les hommes, et encore sous le coup des événemens, il se soit laissé entraîner aux mouvemens irrésistibles de l’opinion publique et qu’il ait répété avec une certaine sincérité ce qu’il entendait dire à tout le monde, ce qui semblait à tous en ce moment une vérité banale, sans se demander si ce qui pouvait convenir aux autres n’était pas déplacé dans sa bouche.

Ce qui est sûr, c’est que voilà une complication de plus introduite dans cet esprit déjà si complexe ; elle augmente encore la difficulté de savoir de quelle façon il a dû raconter les événemens et juger les hommes. Qu’on essaie de se figurer Salluste au moment où, convaincu définitivement qu’il a manqué la gloire dans la politique, il se décide à la poursuivre dans la littérature ; que de tendances différentes qui le tirent en sens contraire, que d’incertitudes dans ses jugemens, que de souvenirs amers qui aigrissent encore ses haines, que de dépits cruels qui tempèrent ses admirations, que