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des événemens et des hommes. Ce devait être un esprit aigre, malveillant, une âme inquiète et troublée, pleine d’obscurités et d’indécisions. Pour savoir en quelle disposition d’esprit il se trouvait, lorsqu’à la fin de sa vie, définitivement éloigné de la politique, il écrivit ses ouvrages, nous n’avons que ces fameux préambules qu’il a mis en tête du Catilina et du Jugurtha. Celui qui les lit rapidement est tenté de n’y voir que des lieux-communs de morale ; mais on s’aperçoit, quand on regarde de près, qu’il est possible d’y trouver l’expression de ses sentimens personnels. Il faut les étudier avec soin et s’efforcer de les comprendre pour se rendre compte des difficultés que De Brosses avait à vaincre et apprécier le succès de son entreprise.

Ce qui se voit du premier coup, c’est que l’homme qui a écrit ces grandes tirades philosophiques qui veulent être calmes et froides n’est pas aussi détaché des choses humaines, aussi tranquille, aussi heureux qu’il cherche à le paraître. Au milieu de cette grande existence qu’il s’est faite, et sous cet air de philosophie qu’il affecte de prendre, on aperçoit qu’il est tourmenté de regrets et de souvenirs. Il a éprouvé des mécomptes qu’il ne pardonne pas, il a participé à des désordres qu’il voudrait faire oublier. Ses mécomptes sont ce qu’il prend le moins la peine de dissimuler. On sait que sa vie politique avait été mêlée d’incidens fâcheux et éclatans. Entré dans les affaires avec de grandes ambitions, le désir de se faire vite connaître et le besoin de s’enrichir, il rencontra en face de lui la vieille noblesse, qui tenait les bonnes places et ne voulait pas les quitter. Son intérêt fit ses convictions ; il se tourna vers César, qui attirait à lui les ambitieux et les mécontens. Ce parti du reste était celui de la révolution et de l’avenir, et presque tous les jeunes gens, comme c’est l’usage, se rangeaient de ce côté. Avec l’appui de cette jeunesse remuante, Salluste parvint aux honneurs, il fut questeur et tribun ; mais, comme il avait pris part aux émeutes de la rue pendant la lutte de Clodius et de Milon, le parti aristocratique, dans un moment de réaction où il fut le maître, le fit chasser du sénat. Il y rentra deux ans après, grâce au triomphe de César ; il s’empressa alors de se mettre aux ordres du dictateur et l’aida dans son expédition d’Afrique : en échange il obtint la préture et le gouvernement de Numidie, mais il ne fut pas consul, et se retira fort mécontent des affaires. La politique ne lui avait pas donné ce qu’il s’en était promis ; aussi la traita-t-il avec le mépris qu’affectent pour elle les ambitieux qu’elle a trompés. Il se moque cruellement de ceux « qui trouvent qu’on ne peut mieux employer son temps qu’à serrer la main des gens du peuple et à leur donner de bons dîners pour gagner leurs votes. » Quant à lui, il se félicite de s’être tiré de tous ces tracas et nous dépeint le bonheur dont il jouit dans cette