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saisis de respect pour un poète qui était si érudit, et les érudits se montrèrent ravis devoir un si savant homme qui faisait à l’occasion de petits vers. Nous trouvons aujourd’hui que, si la science de Bouhier est souvent très solide, sa poésie est toujours fort médiocre. Il eut l’imprudence de s’attaquer d’ordinaire à des œuvres agréables et frivoles qui voulaient être traitées d’une touche légère, et c’est ce qui n’était pas facile à un personnage aussi grave. Il n’y a rien de plus curieux que de voir comment sous sa plume un peu lourde toutes les grâces de l’original se sont fanées. Pour traduire une invocation charmante que le poète de la Veillée de Vénus (Pervigilium Veneris) adresse à Diane, Bouhier ne trouve rien de mieux que de lui dire :

Ah ! si nous pouvions espérer
Que de ton auguste présence
Tu daignasses nous honorer !

Il n’est pas plus heureux lorsqu’après avoir parlé de la « mère d’amour, » il nous dépeint

Son fils, qui d’un air ingénu
Semble montrer son cœur à nu.


Quelquefois même il ne se contente pas d’être lourd, il devient étrangement incorrect. Dans sa traduction d’une des plus brûlantes héroïdes d’Ovide (Bouhier a du goût pour les sujets d’amour), il fait parler Léandre, que la tempête retient loin de sa chère Héro, sur les bords de l’Hellespont ; l’impatient amoureux envie le sort de ceux qui, plus heureux que lui, ont pu traverser la mer, et dit d’une façon assez barbare :

O trop heureux Phryxus, dont le bélier agile
Te servit à passer cette mer indocile !
Quoique j’envierais peu cet utile secours,
Si la mer à mes bras laissait un libre cours.

Ce furent pourtant ces vers qui, au moins autant que ses dissertations savantes, lui ouvrirent les portes de l’Académie française. Il y entra sans résistance, presque sans concurrence, dès qu’il en témoigna le désir, et l’Académie fut si heureuse de le recevoir qu’elle oublia que ses fonctions le retenaient loin de Paris, ce qui était un cas d’exclusion qu’on appliquait rigoureusement à d’autres[1]. Cet

  1. Bouhier fut élu à l’Académie française en 1727, à la place de Malézieu, un homme d’esprit, qui était le Voiture de la petite cour de la duchesse du Maine. Son discours de réception contient au éloge du jeune Louis XV, a dans le sein duquel le ciel a versé les vertus les plus solides, » et surtout « d’heureuses dispositions pour la piété. » Il fut remplacé par Voltaire, qui ne l’aimait pas, et qui, quand il fut reçu à sa place, parla de lui le moins qu’il put. Encore eut-il soin de faire remarquer, quand il publia son discours, « que les ouvrages de ce genre n’étaient d’ordinaire qu’un compliment rempli de louanges rebattues et surchargé de l’éloge d’un prédécesseur qui se trouve souvent être un homme très médiocre. »