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qui leur découvre les épaules et la gorge, ni plus ni moins que ceux des comédiennes. » C’est la Rome des papes pendant les agitations et les intrigues d’un conclave, c’est Naples avec ses lazzarielli, « la plus abominable canaille, la plus dégoûtante vermine qui ait jamais rampé sur la surface de la terre, » c’est Venise et les folies de son carnaval qui dure six mois, « et où qui que ce soit ne va autrement qu’en masque, même le nonce et le gardien des capucins. » Tout ce monde bizarre, quand nous lisons les lettres de De Brosses, passe devant nos yeux comme une apparition extravagante. Son livre nous en conserve le souvenir, et c’est ce qui l’empêchera d’être oublié.

Mais ce livre n’est après tout qu’un accident et un hasard dans la vie du président ; on l’aurait fort surpris, j’imagine, si on lui avait dit que sa réputation y resterait attachée, et que de tous ceux qu’il avait écrits la postérité ne se souviendrait que de celui-là. Il ne l’avait pas fait pour elle et ne le destinait qu’à quelques personnes. C’est donc une œuvre intime, personnelle, dont les qualités n’appartiennent qu’à lui, et qui ne peut servir à juger que son talent naturel. Si nous voulons apprécier l’influence qu’a pu exercer sur lui ce milieu de province où il a vécu, il nous faut étudier les ouvrages qu’il a écrits pour le public. Ceux-là ne ressemblent pas aux Lettres d’Italie. Ils témoignent assurément d’un esprit éveillé et curieux qu’attirent toutes les connaissances humaines et qui veut faire des pointes sur tous les chemins. Il y montre sans doute une science fort étendue, beaucoup de finesse et de sagacité, mais on ne voit pas qu’ils aient beaucoup gagné à n’être pas composés à Paris. Ils n’ont rien qui les distingue des autres et qui porte la trace du pays où ils sont nés. On prétend que les esprits qui ne se seront pas laissé séduire aux charmes de la capitale conserveront en récompense un air plus original, et il se trouve précisément que ce qui paraît manquer le plus aux ouvrages de De Brosses pour la pensée et surtout pour le style, c’est l’originalité.


II

Ceux-là seuls en seront surpris qui ne savent pas ce qu’était devenue la province sous l’ancien régime. On ne s’en fait pas toujours une idée bien juste, et l’on se laisse aisément tromper par l’habitude qu’on a prise de faire tout dater de la révolution. D’ordinaire ceux qui maudissent la révolution et ceux qui l’exaltent, quoique portant sur elle des jugemens contraires, s’accordent à la regarder comme une rupture complète avec le passé ; mais Tocqueville a victorieusement montré qu’elle n’en était le plus souvent qu’une suite légitime et la conclusion la plus naturelle. La plupart des réformes