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Le coup a été bien monté et résolument exécuté, on n’en peut disconvenir. L’Angleterre s’est-elle assuré d’avance l’assentiment plus ou moins explicite des autres cabinets ? s’est-elle méfiée de tout ce mouvement qui se faisait autour de la question d’Orient, de cette stratégie diplomatique qui tend à enlacer la Turquie, et a-t-elle voulu à tout événement, sans consulter personne, prendre ses sûretés ? Toujours est-il que le gouvernement anglais, profitant de la détresse financière où le vice-roi d’Égypte se trouve, comme son suzerain le sultan, a acheté pour 100 millions au khédive ses parts de propriété sur le canal de Suez. Il se trouve ainsi substitué au vice-roi. Par cette transaction audacieuse, il n’a encore, il est vrai, que 177,000 actions sur 400,000, c’est-à-dire moins de la moitié. Il n’a pu acquérir plus de droits que n’en avait le khédive lui-même. Il n’est qu’un gros actionnaire de plus qui dans les affaires du canal n’a qu’une faculté d’immixtion et un nombre de voix limités, précisés par les statuts qui sont la charte de la compagnie de Suez ; mais il serait parfaitement inutile, ce serait même montrer de la naïveté, de se faire illusion sur la gravité et les conséquences possibles de ce coup de théâtre qui vient d’éclater en Europe sous la forme, bien justifiée cette fois, d’une « nouvelle à sensation. » Les journaux anglais peuvent bien nous dire que ce n’est pas une opération financière, quoique ce ne soit pas une mauvaise affaire, que c’est un acte essentiellement politique : on s’en serait douté. Le gouvernement anglais n’a pas l’habitude de prendre des actions, surtout pour 100 millions, dans une entreprise privée. Il a cru évidemment la Turquie plus que jamais malade et menacée, il a trouvé une occasion favorable, il l’a saisie pour ne pas se laisser devancer, et ce que le gouvernement anglais a fait, ce que les journaux de Londres applaudissent avec cette unanimité qu’ils ont toujours dans les affaires d’intérêt national, le parlement le sanctionnera, on peut y compter. On en doute si peu que, par son contrat, le khédive a été dès ce moment autorisé à tirer des traites sur la maison Rothschild.

Oui, assurément l’acte est tout politique, et c’est là précisément ce qui en fait la gravité, car enfin, si ce n’est pas une prise de possession matérielle, territoriale de l’Égypte, c’est un premier pas. L’Angleterre s’est donné un client qui a besoin de plus de 100 millions pour liquider ses dettes ; elle ne peut plus l’abandonner, elle surveillera ses finances, elle viendra encore une fois et sous d’autres formes à son secours, et naturellement il lui faudra d’autres gages, des sûretés nouvelles. Où cela conduira-t-il ? Ainsi, après avoir tout fait pour décourager M. de Lesseps, pour contrarier l’entreprise conduite jusqu’au bout par ce vaillant homme, l’Angleterre, se ravisant tout à coup, ne trouve rien de mieux que d’étendre la main sur cette grande œuvre, au besoin elle l’achètera tout entière si l’on veut. Après avoir professé depuis plus d’un siècle que l’intégrité et l’indépendance de l’empire ottoman sont