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légitimes monumens, et tout bon citoyen doit considérer cette étude comme une étude nationale. Ce que nous avons de romain nous est aussi étranger qu’il peut l’être aux Daces et aux Sicambres. Ce peuple, qui a tout foulé aux pieds, n’a d’autre relation avec nous que de nous avoir opprimés. Ces inscriptions contiennent les noms et les prérogatives de nos ancêtres : ici sont renfermées les traditions et les coutumes de notre peuple, et si l’envie romaine a fait sentir sa furie même à l’innocence de notre antique idiome, les germes vivent encore dans les puissances de notre âme et sont emportés par le tourbillon des choses humaines. Il ne se peut que ce circuit universel qui agite les idées de toutes choses ne vienne déposer un jour ou l’autre, soit à dessein, soit par hasard, des principes qui, accueillis et nourris, permettront de réparer en quelque manière cette perte. » Il est intéressant de voir comment le patriotisme italien, qui à cette époque ne dépassait point encore l’amour de la province, avait trouvé un aliment dans ces études; il n’est pas moins curieux de comparer ces sentimens pour Rome avec les idées qui devaient remplir l’Italie un siècle plus tard.

Malheureusement Passeri ne s’en tint pas à ces déclarations. Il voulut interpréter les tables. Oubliant ce qu’il avait dit sur la langue des inscriptions, il les expliqua, tout comme Bourguet, à l’aide du grec et de l’hébreu. Vingt-cinq ans plus tard, il en donna une traduction nouvelle, prouvant au moins de cette manière son ardeur pour un problème que sans doute le voisinage de Gubbio, qui lui éleva un monument, l’empêchait d’oublier.

La vie fertile en loisirs des ecclésiastiques italiens au XVIIIe siècle trouvait dans ce genre de travaux une noble et élégante occupation. Un autre abbé, esprit enjoué et fin, Lami, publia en 1742, sous le pseudonyme de Clémente Bini, et probablement en réponse aux Lettere Roncagliesi, des Lettere Gualfondiane, où il se moque avec esprit des interprétations qu’on avait proposées. Il montre qu’il faut chercher dans le latin vulgaire l’explication de la langue des tables, et il donne à ce sujet d’excellentes indications. Mais, lui aussi, il aurait dû se borner à la théorie, car la traduction qu’après un long et judicieux préambule il donne de la table III ressemble à un conte. « C’est, dit-il, un fragment de l’histoire ancienne eugubine, retraçant la faite des citoyens de Gubbio, de leur cité mise à sac et dévastée par les ennemis. Ce sont les lamentations des fugitifs qui, considérant le mal qu’ils ont souffert, se retournent vers Jupiter et l’excitent à les venger en lui représentant le massacre de leurs proches, la ruine de leurs biens et de leur patrie. » Les ennemis, ajoute Lami, venaient probablement du côté de Tivoli. On ne sait pas toujours si l’abbé florentin plaisante ou s’il prend sa traduction au sérieux.