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« En vertu de cette rigoureuse maxime, s’écriait-il, on condamne un citoyen sans l’entendre, on le condamne sur la déposition d’un seul témoin, qui dépose sur ses propres intérêts, on le condamne pour un délit si secret par sa nature que cette unique déposition ne peut être ni confirmée ni combattue par aucune autre. Ah ! quel est donc le témoin à qui sont accordés des privilèges qui eussent honoré le vertueux Caton ? C’est une fille convaincue de faiblesse et pour le moins soupçonnée de licence ; on nous donne pour garant de sa conduite une pudeur qu’elle n’a plus, et parce qu’elle a trahi ses plus chers intérêts, on prétend qu’elle ne saurait violer ceux des autres. »


Le sévère avocat-général établit cependant deux catégories de filles séduites : celles qui méritent la confiance que les tribunaux ont en leurs déclarations, et celles qui ne la méritent pas. Les premières ont toute sa sympathie, et il est disposé à les croire sur parole ; seulement c’est à la condition qu’elles n’ouvrent pas la bouche. « Je croirai, dit-il, même sur ses faiblesses, le témoignage d’une fille qui se tait, et jamais celui d’une fille qui ose parler ; je croirai ses larmes et jamais ses récits. » Cette concession faite, l’orateur reprend avec une nouvelle vigueur son réquisitoire, et il expose en termes saisissans les motifs qui doivent faire récuser le témoignage de la fille qui ose parler.


« Quand on voit une fille se présenter à un ministère public pour lui dévoiler son affreux état, en nommer l’auteur, désigner les époques, faire consacrer sous ses yeux et sur un papier éternel l’histoire de sa diffamation, quand après un tel malheur une fille se montre encore sensible à l’intérêt, quand elle ose envisager des dédommagemens pour une perte qui n’est bien sentie qu’autant qu’on la croit inestimable, alors on doit se dire : Voilà une fille qui a franchi toutes les barrières de son sexe, rien ne peut plus l’arrêter ; je m’en défie, non parce qu’elle a commis une faute, mais parce qu’elle a conçu et exécuté le dessein de la publier ; dès ce moment, je vois dans son caractère une audace qui la bannit de son sexe : elle n’est plus femme, elle n’a plus le frein de son sexe ni celui du nôtre ; tout homme me serait moins suspect, et je me rappelle que plus une fille est timide au premier pas, plus elle est hardie au second. »


Elle n’est pas seulement hardie, elle est invinciblement portée au mensonge, surtout si elle aime, car, dans l’opinion de l’austère magistrat, « pour les femmes, le premier inconvénient de l’amour est l’habitude de la fausseté ; une fille qui a su tant de fois tromper une mère craindra-t-elle d’abuser un moment un notaire ? »