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ne lui était pas réservée : en apprenant la révolution de juillet 1830 et la fuite de Charles X, il fut pris d’un tel accès de rage qu’il en tomba comme foudroyé.

Vous pensez bien que cette fin tragique ne diminua pas la haine que le digne vieillard m’avait inspirée contre la race velche. Cette haine, je l’ai portée dans mon cœur, toujours grandissante, jusqu’en 1870, mais alors je l’ai assouvie : partout où le colonel Siegfried a passé avec ses hussards, il n’a laissé derrière lui que des ruines ! Ah ! la montre du vieux baron a marqué des heures glorieuses dans cette campagne, des heures telles que la race féodale n’en avait plus connu depuis des siècles ; pourquoi faut-il qu’elle ait aussi marqué l’heure à jamais maudite de l’évacuation ?.. Certes, si le vieil Otto von Maindorf pouvait revenir en ce monde, s’il revoyait son antique manoir, autrefois en ruines, magnifiquement restauré et rempli de dépouilles françaises, il reconnaîtrait avec plaisir que j’ai suivi son précepte : « emporte ce que tu ne peux brûler ! » Il en pleurerait d’attendrissement, le digne homme ; mais ensuite, si on lui disait qu’après avoir conquis la France nous sommes revenus chez nous, le sabre au fourreau, laissant à l’erbfeind[1] le temps de se relever, de reprendre des forces, de préparer une revanche, il crierait à la trahison et demanderait à rentrer dans la tombe ! Quelle faute nous avons commise,… quelle faute !.. Et l’homme qui a signé ce traité funeste passe pour un grand politique !.. C’était pourtant bien facile de partager la France, — comme nous avons fait de la Pologne, — d’en donner un morceau à l’Italie, un à la Suisse, un à la Belgique, un autre à l’Espagne, de nous créer des alliés fidèles, c’est-à-dire des complices, et de garder pour nous la plus grosse part… Qui pouvait nous en empêcher ? Nous avions écrasé toutes les armées ennemies, nous étions les maîtres du pays ; l’Europe, terrifiée par nos victoires, aurait fermé les yeux !.. Malheureusement on s’est laissé attendrir par un vieux bourgeois velche ; on a manqué de sang-froid devant la tentation des milliards,… on n’a pas eu le cœur à la hauteur de sa fortune,… on a mis de côté l’intérêt de la vieille race féodale pour s’allier avec les nationaux-libéraux, descendans des anciens serfs,… et d’un trait de plume on a perdu ce qu’une politique prévoyante avait mis un demi-siècle à préparer, et ce que le glaive avait glorieusement accompli.


Erckmann-Chatrian.
  1. L’ennemi héréditaire.