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radis ; c’est dans les abîmes de l’océan que le cherche sa naïve reconnaissance, car c’est l’océan qui le nourrit. Le Kamtschadale aspire après sa mort à un Kamstschatka idéal, riche en poisson et en gibier, sans volcans, sans marais, et surtout sans Russes ni Cosaques. Là seront réparées toutes les inégalités d’ici-bas, là celui qui n’avait sur terre que peu de chiens (c’est le plus précieux auxiliaire de ces pauvres gens) en possédera un grand nombre affranchis de la fatigue et de la mort. Pourtant c’est dans le ciel que l’imagination primitive s’est presque toujours figuré la demeure des bienheureux. La voie lactée en est la route, et les sauvages du pôle croient voir des danses d’esprits célestes dans les mystérieux frémissemens de l’aurore boréale.

Quelles vertus méritent le paradis, quels crimes sont dignes de l’enfer ? Ici, il faut l’avouer, les idées sont assez vagues. Les sauvages ont sans aucun doute conscience d’une distinction primitive, absolue, entre le bien et le mal ; mais la qualification des actes particuliers diffère beaucoup selon les peuplades, les climats, les degrés de civilisation. En général, ceux-là paraissent avoir conquis des titres à une meilleure existence qui ont été braves et adroits dans les combats. Les services rendus à la tribu, dont l’existence est si précaire au milieu des luttes incessantes qu’il lui faut soutenir avec d’implacables voisins, passent avant tous les autres ; puis viennent parmi les plus glorieux mérites les exemples de courage et de succès dans la perpétuelle bataille contre les dures nécessités de la vie physique. On va au ciel, selon les Esquimaux, pour avoir dompté beaucoup de veaux marins, bravé les mers et les tempêtes : n’est-ce pas encore travailler au bien des autres que de leur montrer comment on triomphe d’une nature ennemie ? Les femmes qui meurent en couches ont aussi gagné le paradis, car elles aussi ont vaillamment payé leur dette à la communauté, et par une pitié touchante l’infortune suprême de quitter la vie au moment d’être mères leur est comptée pour une vertu.

Réciproquement ce sont les faibles et les lâches, et, chez les peuplades déjà plus civilisées, les parjures, les meurtriers, les adultères, qui méritent avant tous les autres de descendre au séjour infernal. Sous la contrainte des plus impérieux besoins de l’homme plaça d’abord presque toute la morale dans l’accomplissement des actes utiles pour assurer son existence et celle de la tribu dont il faisait partie ; mais peu à peu, et à mesure qu’il parvint à subsister au prix de moindres efforts, des besoins supérieurs s’éveillèrent dans son âme ; il prit de sa dignité une conscience plus claire et plus délicate, et de nouveaux devoirs lui apparurent qui, accomplis ou violés, le rendraient digne dans une autre vie de récompenses moins grossières ou de châtimens moins matériels.