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Scarron, parodiant Virgile, fait la description burlesque des champs élysées, où

L’on voyait l’ombre d’un cocher
Qui tenait l’ombre d’une brosse,
Et frottait l’ombre d’un carrosse,


il exprime, sans le savoir, une conception à laquelle s’arrêta sérieusement l’esprit humain pendant la première phase de son développement[1].

Dans cette croyance bizarre et pourtant naturelle, on a voulu voir le germe de ce qui sera plus tard le monde intelligible de Platon. La subtile et profonde théorie des idées ne serait en quelque sorte que la traduction scientifique des grossières opinions des sauvages. Les ressemblances en effet ne manquent pas. D’abord le mot même qui, dans le langage de Platon, exprime la réalité intelligible, είδος, ίδέα, veut dire au propre image ou fantôme ; puis Platon, on le sait, reconnaît des idées de toutes choses, même des objets inanimés, même de ceux qui sont fabriqués par la main de l’homme : il est question dans la République de l’idée du lit. — Mais ceux qui font de pareils rapprochemens oublient que pour Platon l’idée n’est rien de matériel, qu’elle échappe à toute prise des sens et ne peut être perçue que par la plus haute faculté de l’intelligence, l’intuition rationnelle. L’ombre des sauvages au contraire est encore matière ; impalpable, elle est pourtant visible. Pour établir la moindre filiation entre des conceptions d’ordre si profondément opposé, il faudrait prouver que la sensation ou son résidu, l’hallucination du rêve, peut d’elle-même, et sans le concours d’opérations supérieures que la sensation n’engendre ni n’explique, introduire l’esprit dans la sphère des vérités absolues, éternelles, immuables, de ces choses en un mot dont les caractères excluent précisément tous ceux de la réalité matérielle et sensible.

Et pourtant, au fond des grossières croyances dont nous venons de faire le rapide exposé, il y a, selon nous, un élément suprasensible que les transformistes n’ont pas aperçu, et qui suffit pour

  1. « À Tonga, dit Mariner, cité par M. Lubbock, on suppose que les âmes vont au Bolotou, une grande île située au nord-ouest, île émaillée de toute sorte de plantes utiles et magnifiques, produisant toujours les fruits les plus délicieux, les fleurs les plus splendides, et, dès que l’on cueille ces fleurs et ces fruits, d’autres viennent immédiatement les remplacer… L’Île de Bolotou est si éloignée, qu’il serait dangereux pour les canots des indigènes de s’aventurer jusque-là… Ils croient cependant qu’un canot parvint une fois à atteindre le Bolotou. L’équipage débarqua, mais dès que les hommes voulurent toucher à quelque chose, ils ne purent rien prendre, tout disparaissant comme une ombre. Aussi, sur le point de mourir de faim, ils durent se rembarquer, et ils parvinrent heureusement à revenir sains et saufs. »