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pête déchaîne au loin ses colères, le sauvage, enfermé dans sa pauvre hutte, la pensée toute pleine de celui qui vient de partir, croit entendre au dehors comme des gémissemens humains ; c’est l’âme que bat la tourmente, et dont les vents emportent peut-être la vie précaire avec les lambeaux déchirés. Ces terreurs primitives laissèrent longtemps leur empreinte sur les imaginations. Dans l’entretien suprême de Socrate avec ses disciples, ceux-ci, des sages pourtant, semblent craindre pareille disgrâce pour l’âme adorée du maître[1], et Virgile nous montre aussi les âmes se déployant au vent, comme des voiles de navire, pour se purifier de leurs souillures.

Suspensæ ad vPanduntur inanes
Suspensæ ad ventos.

L’ombre matérielle a dû conserver les appétits, les besoins et les goûts de son existence terrestre. Elle a faim et soif ; aussi met-on dans le tombeau, près du cadavre assis, de quoi boire et manger. Cette coutume paraît bien avoir été universelle ; de là les banquets funèbres, si souvent figurés sur les monumens et les vases de l’antiquité classique ; de là les libations aux mânes du défunt. Chez certaines tribus sauvages, quand un enfant meurt, la mère vient presser ses mamelles gonflées sur le tertre qui recouvre le corps, et laisse couler à travers le sol, comme pour ranimer les lèvres glacées du petit être, la nourriture tout imprégnée d’amour et de vie. Si le mort était un guerrier, un puissant, il faut à son ombre les armes, les femmes, les esclaves qu’il avait ici-bas ; mais les êtres vivans ne peuvent accompagner le mort qu’en devenant eux-mêmes des ombres : on les immole. Quelquefois on égorgeait des prisonniers sur le tombeau d’un chef, simplement pour lui faire cortége dans l’autre monde ; c’était donner à son ombre une sorte de garde d’honneur formée d’ombres. Achille, dans l’Iliade, ensanglante ainsi les funérailles de son ami Patrocle.

Une induction fort naturelle conduisit à penser que les animaux ont aussi des âmes. Comme nous, ils vivent et se meuvent : la mort doit donc laisser subsister d’eux ce qui subsiste de nous-mêmes, un fantôme, une ombre, ayant des facultés analogues, supérieures peut-être à celles que manifestait le vivant. Il semble en effet que les sauvages révèrent, avec une sorte de terreur superstitieuse, dans l’animal un principe qui devient plus puissant par la mort.

  1. « Il me paraît… que vous craignez, comme les enfans, que, quand l’âme sort du corps, les vents ne l’emportent, surtout quand on meurt par un grand vent. — Sur quoi Cébès se mettant à rire : — Eh bien ! Socrate, prends que nous le craignons, ou plutôt que ce n’est pas nous qui le craignons, mais qu’il pourrait bien y avoir en nous un enfant qui le craignît… etc. » (Phédon.)