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à une chose pareille,… nous les écraserons sous le nombre !.. Nous brûlerons leur Paris,… nous prendrons l’Alsace, la Lorraine, la Champagne, la Bourgogne, tout le pays jusqu’aux deux mers ; ils travailleront pour nous, comme leurs ancêtres ont travaillé pendant quatorze siècles pour les Francs !.. Nous extirperons l’esprit démocratique, nous rétablirons le régime féodal, et l’ordre naturel régnera encore une fois ; la noble race des conquérans qui a bousculé l’empire romain et fondé toutes les dynasties et toutes les aristocraties de l’Europe sera encore une fois maîtresse de l’Occident.

En parlant ainsi le digne homme serrait ses vieilles mâchoires édentées avec fureur, ses moustaches se hérissaient, et brusquement, reprenant haleine, il criait : — En avant !.. Hourra !.. hourra !..

Nous filions comme des flèches sur la grève ; Jacob avait peine à nous suivre. Quelquefois aussi, pendant les grandes chaleurs du mois d’août, le bonheur du grand-père était de me conduire sur la plage, au fond d’une petite anse, derrière les remparts du château, et de m’apprendre à nager. Jacob Reiss, sur la rive, nous regardait en fumant sa pipe, et, tout en fendant les vagues, en faisant la coupe, en se retournant et me lançant joyeusement une poignée d’eau à la figure pour rire, ce vigoureux vieillard, quand nous étions un peu loin du bord et qu’il me voyait fatigué, disait : — Allons, mon enfant, passe-moi le bras sur l’épaule ; tu es las, n’est-ce pas ?

— Oui, grand-père.

— Eh bien ! regagnons la rive, mais lentement, sans nous presser… Tu sais que rien n’est plus mauvais que de se dépêcher, on n’avance plus, on perd ses forces ; plus on va lentement, mieux cela vaut.

Et, tout en me parlant, en me répétant : — Doucement !.. doucement ! — nous arrivions sur le sable, comme deux poissons frétillant au soleil.

Jacob déroulait nos couvertures ; on s’asseyait, on se séchait, regardant la haute mer, écoutant les flots chanter le long du rivage, ou bouillonner en écumant le long des récifs. C’était un moment de calme solennel, de repos et de rêverie, dont le souvenir me procure encore, après tant d’années, un plaisir inexprimable. Puis on rentrait au château ; la vieille Christina avait préparé le déjeuner, on buvait un bon verre de vin. Quelle éducation aurait pu me rendre plus fort, plus sain de corps et d’esprit, plus apte aux fatigues de la noble vie militaire, et me donner des idées plus nettes sur l’ordre véritable en ce monde, sur la subordination des classes, sur les droits et les devoirs de la noblesse, et mieux me préserver de toutes ces théories absurdes, dont les professeurs de métaphysique ont