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LE DERNIER DES VALERIUS.

répliqua-t-elle, cela ne nous servirait à rien. Il faut qu’elle rentre dans son trou,... il le faut! Nous n’avons d’autre alternative que d’étouffer sa beauté sous un amas de terre. Oui, c’est horrible, et il me semble presque que nous allons l’enterrer vivante ; mais hier, lorsque Camillo a refusé de me voir, j’ai compris qu’il ne me reviendra pas tant qu’elle restera sur terre. Pour rompre complètement le charme, il faut enfouir à jamais la Junon.

— Puisse le ciel récompenser ce sacrifice ! lui dis-je.

Quand mon petit gnome revint, il ne ressemblait guère à un envoyé céleste; seulement il était adroit, ce qui pour le moment le rendait fort utile. De temps à autre, il laissait échapper une sorte de lamentation étouffée, comme pour protester contre la cruauté de la comtesse; mais je le vis examiner la statue détrônée avec une joie contenue et un ricanement qui excitait la surprise des travailleurs. Il arriva muni d’une ample provision de corde. Ses aides ayant enlevé le brancard, il les mena vers le trou d’où l’on avait tiré la statue et que l’on s’était abstenu de combler en vue de fouilles ultérieures. Lorsque les porteurs atteignirent le bord de la fosse, la nuit tombait, et l’obscurité voilait sous son linceul la beauté de la victime de marbre. Personne ne proféra une parole, — chacun éprouvait des regrets, sinon de la honte. Quelle que fût notre excuse, la cérémonie semblait monstrueusement profane. Enfin les cordes furent ajustées, et la Junon descendit avec lenteur dans sa tombe. La comtesse arracha quelques fleurs d’un buisson voisin et les jeta sur la poitrine de la déesse. — Repose en paix, dit-elle, et à tout jamais !

— A tout jamais! répéta une voix.

Nous nous retournâmes. Le comte, le regard fixe, les bras croisés, s’approchait de l’excavation. Je me plaçai entre ma filleule et son mari, redoutant les terribles conséquences que pouvait provoquer le coup d’état de Marthe. La jeune femme m’écarta doucement et se plaça devant le comte.

— Qui donc a ordonné cela? demanda-t-il d’un ton de menace en se tournant de mon côté.

— Moi, répondit Marthe d’une voix résolue.

Le comte demeura un instant pensif, puis son regard enveloppa la charmante créature qu’il oubliait depuis plus d’un mois. Ses traits se détendirent ; il poussa un long soupir et lui saisit brusquement les mains.

— Ah! cara mia ! dit-il, tu me sauves!

— J’étais jalouse, répliqua-t-elle.

— Et moi j’ai été fou. Qu’elle dorme en paix, ta rivale d’un jour! Elle est le passé, — tu es le présent et l’avenir.


HENRI JAMES.