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L’ÉDUCATION D’UN FÉODAL


I.

Quand je songe aux premiers temps de mon enfance, dit le colonel Siegfried, je me vois tout petit sur le bras du vieux baron Otto von Maindorf, seigneur de Vindland, mon respectable aïeul. C’était un grand vieillard sec et nerveux, les moustaches blanches, le nez fièrement arqué, les yeux gris clair, aussi droit à soixante ans qu’un jeune homme. Il avait fait la campagne de France contre les républicains en 1792 sous Brunswick, celle de 1806 sous Louis-Ferdinand, tué à Saalfeld, celles de 1813, 1814 et 1815 sous Blücher, sans pouvoir dépasser le grade de rittmeister[1] malgré ses blessures et ses actions d’éclat. Le digne vieillard en conservait un fonds d’amertume, il se plaignait de l’ingratitude des Hohenzollern, et vivait seul dans son antique castel de Vindland, près du Gurischhaff, au bord de la Baltique. Ayant perdu mon père, qui servait sous ses ordres, à la bataille de Ligny en Belgique, ma mère, une Zulpich, étant morte à la suite de ce malheur, et lui-même, après la campagne, ayant été mis à la retraite, il n’aimait plus que cette solitude, qui lui rappelait la splendeur des Von Maindorf dans des temps plus heureux.

C’est là, dans le vieux nid en ruines, baigné par les vagues, que nous vivions avec un vétéran, Jacob Reiss, ancien ordonnance du grand-père, et sa femme, la vieille Christina, qui nous servaient de domestiques. Nous étions vraiment pauvres, car les biens nobles du grand-père étaient criblés d’hypothèques : il devait à tous les Juifs de l’Allemagne et de la Pologne ; il leur en voulait à mort, disant que les misérables s’étaient fait un plaisir de laisser s’accumuler les intérêts, dans l’espérance de happer un jour l’héritage, dont les revenus

  1. Commandant.